Rencontres avec le patrimoine : les tensions entre familiarité et étrangeté (Maria Grever)
Voir « les choses telles qu’elles sont », a écrit Carlo Ginzburg, requiert un équilibre entre se rapprocher d’un objet au point où il semble familier et s’en éloigner au point où la distance déconstruit tout sentiment de familiarité. C’est cette tension entre proximité et distance, entre familiarité et étrangeté, qui retient mon attention quant à l’utilisation de ce qu’on appelle « patrimoine » comme ressource pédagogique en enseignement de l’histoire. Les musées soulignent souvent l’aspect de la proximité et promettent une immersion totale dans le passé, soutenant que les élèves affectionnent les objets historiques, les sons imaginatifs et les vidéoclips. Déambuler dans des musées multimédias leur offrirait une expérience sensorielle par laquelle ils pourraient mieux comprendre le passé évoqué. En effet, dans ses manifestations publiques, le patrimoine fait appel directement à l’expérience, à l’émotion et à la vénération. Comment cela se traduit-il lorsque l’utilisation du patrimoine devient une composante importante de l’enseignement de l’histoire?
Dans son ouvrage célèbre The Heritage Crusade and the Spoils of History (1998), David Lowenthal met l’accent sur les visées non critiques et patriotiques du patrimoine. Pourtant, en études patrimoniales, une approche dynamique au patrimoine domine le nombre croissant de recherches universitaires dans ce domaine. Ces recherches se concentrent notamment sur l’examen critique des utilisations du patrimoine pour construire les identités locales et nationales, sur le caractère performatif des musées et sur les aspects plus sombres du patrimoine. Laurajane Smith, Peter Aronsson, Willem Frijhoff et d’autres expliquent que les traces du passé ne sont pas simplement « trouvées ». Le patrimoine est un médium construit, une action performative et un processus de remédiation, inscrits et mobilisés dans divers contextes culturels. Étudier le patrimoine, c’est donc comprendre la façon dont les identités et le pouvoir culturel sont façonnés. Cette vision dynamique sous-tend une longue tendance aux Pays-Bas qui consiste à développer des compétences de pensée historique en didactique de l’histoire. Dans ce cadre, l’utilisation du patrimoine peut motiver les étudiants à remettre en question les visées et les contextes des objets, des monuments et des sites.
Ces études patrimoniales critiques ont également influencé le projet de recherche auquel Carla van Boxtel et moi apportons présentement la touche finale : Heritage Education, Plurality of Narratives and Shared Historical Knowledge (2009-2014). Dans notre recherche, la « didactique du patrimoine » met en relief les environnements d’enseignement et d’apprentissage dans lesquels les traces matérielles et immatérielles du passé sont utilisées comme ressources pédagogiques primaires pour consolider la compréhension de l’histoire auprès des élèves. Dans trois projets de recherche comportant la participation d’enseignants d’histoire, d’éducateurs muséaux et d’élèves de 12 à 18 ans ainsi que l’utilisation de ressources pédagogiques patrimoniales, nous avons étudié les pratiques en vigueur en didactique du patrimoine, en particulier la possibilité d’y appliquer des concepts de la pensée historique tels que les perspectives multiples et la pertinence. Nous nous sommes concentrées sur deux sujets délicats : la Traite transatlantique des esclaves et la Seconde Guerre mondiale / l’Holocauste. En plus de présenter la synthèse de réflexions théoriques et de résultats empiriques, nous formulerons des repères pour l’intégration d’un enseignement du patrimoine dynamique et professionnel dans le curriculum des écoles secondaires néerlandaises.
Cette recherche introduit un concept fascinant, soit celui de la distance historique que je considère comme une configuration variable de temporalité, de spatialité et d’engagement. La temporalité réfère aux approches synchroniques et diachroniques du passé. La spatialité indique la distance spatiale des gens à un site patrimonial où des évènements historiques ont eu lieu. L’engagement suggère le niveau d’attachement, le devoir moral et l’identification avec le passé. Ces trois notions sont entrelacées et s’expriment par la rhétorique, des arguments narratifs et des techniques mnémoniques de transition, également étudiés par Eviatar Zerubavel et Pieter de Bruijn. Par exemple, les approches synchroniques pourraient générer un sentiment de similitude avec le passé dans un site spécifique, illustré par des affirmations d’engagement telles que « nos ancêtres de la préhistoire » qui ont construit des dolmens à l’endroit même où nous vivons aujourd’hui. Les approches diachroniques mettent souvent l’accent sur la continuité et le progrès, exprimés par des scénarios fluctuants d’ascension et de chute accompagnés de récits de pèlerinages, de diasporas et de retour au pays natal. Ces réflexions et d’autres sur la distance historique revêtent une grande importance pour les pédagogues. De nombreux musées promettent aux visiteurs l’expérience de la proximité avec le passé et cela accroît l’idée de similitude entre le passé et le présent. Cette approche d’identification tend à nier la réalité historique comme une réalité, provoquant une totale incompréhension du passé. Qui plus est, cette similitude ne fait pas que rompre l’orientation temporelle, favorisant ainsi l’apparition d’anachronismes, mais elle entrave aussi la reconnaissance d’autres perspectives. Vivre le passé comme étant le présent, et vice versa, mène à un manque d’ouverture d’esprit. En effet, il est difficile de découvrir de nouvelles perspectives lorsque le passé est omniprésent. Il est alors également impossible de construire un savoir historique partagé.
J’ai récemment collaboré avec quelques collègues à une proposition de recherche européenne à grande échelle qui traitera des rencontres de la population avec le patrimoine de guerre et qui suscitent des débats publics virulents sur le risque de banaliser l’histoire et de favoriser la circulation de connaissances dénaturées. Ces controverses révèlent le contraste croissant entre des initiatives populaires souvent incontrôlables et les pratiques commémoratives institutionnalisées mettant l’accent sur le respect. Dans cette recherche, j’explorerai de nouveau les tensions entre familiarité et étrangeté, mais cette fois dans le contexte de la culture historique populaire et de la promotion des villes.
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