Entrevue avec Stéphane Lévesque sur le Laboratoire d'histoire virtuelle©
L'administratrice du Réseau, Anne Marie Goodfellow, a réalisé une entrevue avec Stéphane Lévesque, membre du Comité exécutif, afin d’en apprendre plus sur la subvention qu’il a reçue en lien avec sa recherche, « Apprendre en jouant », décrite dans Les infos de mars 2010.
Tout d’abord, toutes nos félicitations pour la subvention de 500 000 $ reçue de la Fondation canadienne pour l’innovation pour mettre sur pied le Laboratoire d’histoire virtuelle© à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Il s’agit de la subvention la plus importante jamais accordée à l’Université d’Ottawa dans un domaine autre que la science et la médecine. Pouvez-vous nous parler de l’importance de cette subvention et des conséquences pour la recherche en sciences humaines?
La Fondation canadienne pour l’innovation offre du financement pour acquérir des infrastructures majeures et pour couvrir les coûts de fonctionnement des recherches de pointe dans différents domaines de recherche. Bien que les domaines de la science et de la médecine soient les principaux récipiendaires de ce programme, et ce, en partie à cause des coûts élevés de leurs technologies, des domaines tels que la pédagogie de l'histoire sont maintenant reconnus, pour de bonnes raisons, comme des champs d’études stratégiques pour la recherche canadienne au sein d’une société du savoir. Les TIC font partie intégrante de l’expérience d’apprentissage des élèves d’aujourd’hui. Le sondage 2008 du Educause Center for Applied Research (ECAR) indique que 93 pour cent des étudiants au postsecondaire utilisent un ordinateur pour leurs recherches universitaires ou collégiales et que plus de 80 pour cent utilisent leur propre portable. Les répondants ont également indiqué qu’ils passaient en moyenne 19,6 heures/semaine en ligne.
Avec l’arrivée d’Internet, les musées, les bibliothèques, les archives et les maisons d’édition canadiennes, pour ne nommer que ces organismes, se sont tous lancés avec enthousiasme dans la technologie numérique pour communiquer avec la population. Leurs applications transcendent le manuel d’histoire traditionnel et offrent plus que jamais des animations interactives et des sources authentiques aux utilisateurs. Qu’il s’agisse d’une simulation de la guerre de tranchées au cours de la Première Guerre mondiale ou d’une exposition virtuelle sur les pensionnats, ces objets d’apprentissage captent différemment l’attention des apprenants et répondent à leurs multiples intelligences et à leurs styles d’apprentissage variés. Cependant, alors que des millions de dollars sont dépensés annuellement au Canada en animatique et en numérisation, on en sait encore très peu sur la valeur pédagogique de ces nouveautés technologiques et leur impact sur l’apprentissage des élèves.
Le Laboratoire d’histoire virtuelle sera la première infrastructure qui permettra de mener une recherche scientifique sur les comportements des utilisateurs d’ordinateur dans le domaine de l’histoire. Par l’utilisation de technologies comme l’oculométrie et les systèmes d’enregistrement audiovisuels, il sera possible d’observer et d’étudier en temps réel la façon dont les utilisateurs (notamment les élèves, les visiteurs de musée et les archivistes qui travaillent en ligne) interagissent avec les sources numériques et les applications informatiques.
Pouvez-vous donner des explications sur le fonctionnement du laboratoire, sur le type de tests effectués et sur les participants?
L’histoire virtuelle consiste à étudier et à utiliser le passé à l’aide de technologies numériques. Que ce soit pour préserver et partager des photos de famille sur les réseaux sociaux, mener des recherches en ligne sur des bases de données, visiter des expositions virtuelles ou faire des simulations historiques, les élèves du 21e siècle s’adonnent à de nombreuses activités en lien avec le passé en utilisant la technologie. Les études traditionnelles sur les interactions des utilisateurs avec l’ordinateur sont de nature exploratoire et se concentrent sur l’expérience pré- et post-test, sur les autoévaluations et les questionnaires rétroactifs ainsi que sur l’analyse de données quantitatives concernant l’accès au web et l’utilisation des hyperliens. Bien que ces méthodes soient toujours valables, elles n’offrent pas une évaluation complexe et réelle de l’univers numérique. Afin d’obtenir une connaissance plus exacte du contenu auquel les utilisateurs portent attention (ou qu’ils ignorent), de la façon dont ils interagissent avec les objets utilisés en histoire virtuelle et, ultimement, de ce qu’ils apprennent de telles interactions, il faut suivre et analyser les comportements d’apprentissage in situ, c’est-à-dire en situation d’apprentissage en temps réel.
La plus récente technologie oculométrique nous permettra d’enregistrer avec précision des mesures applicables à l’étude de l’histoire virtuelle. Le comportement oculaire sur les pages web, l’axe de balayage oculaire d’un texte en ligne, les mouvements et la fixation de l’œil pendant l’achèvement d’une tâche informatique constituent des facteurs clés dans la compréhension des motivations, des perceptions et des processus cognitifs de l’utilisateur. Par exemple, le nombre total de fixations visuelles sur un texte ou une illustration à l’écran est utilisé comme indicateur de la difficulté de traitement de l’information. La densité de la fixation est alors reliée à la complexité et au degré d’information contenue dans le stimulus visuel. La dilatation des pupilles et les fixations sont des facteurs fréquemment utilisés dans les études oculométriques comme mesures pour corroborer la tâche de travail cognitive, spécialement en lien avec la compréhension en lecture. Les données recueillies par enregistrement vidéo complèteront les mesures générées par le système oculométrique. Elles permettront d’enregistrer des preuves additionnelles des actions et des processus cognitifs des utilisateurs pendant qu’ils effectuent des tâches en ligne reliées à l’histoire. Ces données seront utilisées pour trianguler les résultats oculométriques.
La combinaison des résultats obtenus à l’aide de ces instruments scientifiques permettra de produire une documentation plus complète sur les comportements des utilisateurs d’ordinateur, d’adapter ou de changer les applications numériques qui existent ou qui sont en cours de conception et de répondre plus spécifiquement et plus efficacement aux besoins des élèves et des enseignants en histoire, des ministères de l’éducation et des organismes œuvrant dans le domaine de l’histoire et qui consacrent leurs activités à l’éducation.
Pouvez-vous décrire plus spécifiquement vos recherches et vos résultats dans ce domaine?
Au cours des cinq dernières années, j’ai mené des recherches sur la manière dont les élèves en histoire apprennent avec l’aide de la technologie. Une subvention du Fonds d’innovation Western nous a permis de développer un programme d’apprentissage en ligne nommé L’historien virtuel© (HV) (www.virtualhistorian.ca). Le HV a été utilisé dans plusieurs études exploratoires et expérimentales financées par le Conseil canadien sur l’apprentissage et le CRSH, et ce, afin d’évaluer le rôle et l’impact de cette technologie sur les connaissances historiques et l’apprentissage des élèves. Les résultats de cette étude, cohérents avec ceux d’autres études canadiennes et internationales, révèlent le potentiel ainsi que les limites de la technologie pour livrer le contenu et favoriser les compétences historiques et les connaissances en matière de technologies numériques. D’un côté, nos études offrent des preuves empiriques selon lesquelles l’utilisation d’un programme d’apprentissage numérique pour enseigner l’histoire peut augmenter de façon substantielle l’intérêt des élèves, leur compréhension du sujet, leur capacité de rédiger sur l’histoire et de formuler une pensée critique sur le passé. Un élève de 10e année exprime ces résultats en ces mots : « Apprendre l’histoire canadienne dans le labo informatique c’est mieux parce qu’on peut l’apprendre à notre façon. » D’un autre côté, la technologie telle qu’elle existe n’est pas une panacée. Plusieurs élèves avec des compétences informatiques avancées ont néanmoins peu de compétences, et de patience, pour accomplir des tâches numériques complexes en lien avec l’histoire. Ils adoptent souvent la solution la plus facile, cherchant uniquement la bonne réponse comme ils le feraient pour tout jeu-questionnaire d’intérêt général en ligne. De plus, ils continuent de compter abondamment sur les connaissances et l’expertise de leurs enseignants. Les raisons données par les élèves incluent la familiarité avec le style de l’enseignant, la nature moins exigeante des exposés en classe, la difficulté de naviguer et d’analyser des textes multiples (même avec une structure par paliers), la pleine confiance accordée à l’histoire telle que racontée de manière simplifiée dans les manuels scolaires et, finalement, les interactions en classe avec l’enseignant, les autres élèves et les objets d’apprentissage.
Nos études sur les écoles canadiennes suggèrent la pertinence de mener des recherches additionnelles dans le domaine. Il est urgent de poser certaines questions : Pourquoi les maisons d’édition et les organismes œuvrant en histoire portent-ils un intérêt grandissant à l’histoire virtuelle et accroissent-ils leurs investissements, alors que les enseignants ne le font pas? Quels sont les impacts des compétences informatiques sur la performance des élèves en histoire virtuelle? Quelle est l’interaction des utilisateurs avec les objets d’apprentissage et les jeux sérieux en ligne? Quels sont les progrès des élèves, s’il y en a, lorsqu’ils apprennent l’histoire avec les technologies? Est-ce qu’il y a des façons spécifiques de concevoir des applications numériques pour les différents apprenants en histoire?
Nous espérons que le Laboratoire d’histoire virtuelle nous permettra d’attirer des étudiants des cycles supérieurs et des experts qui nous aideront à aborder ces questions fondamentales. Le laboratoire jouit d’une situation stratégique sur le campus pour mener des recherches en histoire virtuelle. En effet, plusieurs organismes partenaires qui concentrent leurs activités sur l’apprentissage de l’histoire virtuelle, dont le Musée canadien de la guerre et Bibliothèque et Archives Canada, sont physiquement proches et peuvent collaborer sur des projets de recherche et de nouvelles initiatives. Des éléments informatiques du laboratoire (tels les outils de vidéoconférence et le labo portatif) permettront également de communiquer et de faire des recherches avec des organismes tels que THEN/HiER, situés à l’extérieur de sa région géographique, pour ainsi nourrir des liens avec une vaste communauté de chercheurs au Canada et diffuser les résultats dans tout le pays et dans les deux communautés linguistiques.
Pouvez-vous diriger nos lecteurs vers des sources d’information sur cette approche en pédagogie de l'histoire? Veuillez nous donner des références de publications sur ce sujet, des articles rédigés par vous-même ou par d’autres chercheurs.
Bien qu’il y ait une augmentation de l’intérêt et des investissements en histoire virtuelle au Canada et à l’étranger, il est surprenant de constater la pénurie de ressources et d’études pertinentes dans ce domaine émergent. Même aux États-Unis, où la technologie est à la fine pointe, les études et les publications en histoire et technologie sont marginales.
Les chercheurs publient dans des revues scientifiques telles que Text Technology; Journal of Computer-mediated Communication; Computers in Human Behavior; Technology, Pedagogy and Education; Journal of Research on Technology in Education; Journal of the American Association for History and Computing et La Revue canadienne de l’apprentissage et de la technologie. Les communications sur la réalité virtuelle et l’oculométrie sont présentées dans des conférences telles que le symposium « Eye Tracking Research and Application » et les conférences annuelles de l’American Association of History and Computing et de la Société pour l’étude des médias interactifs (SEMI) / Society of Digital Humanities (SDH). Il existe de nombreux blogues et sites web traitant du sujet, notamment les sites Digital History Hacks et Virginia Center for Digital History. Il n’y a pas de laboratoire au Canada qui se concentre sur la pédagogie de l'histoire virtuelle, mais il y a des sites de recherches sur des sujets reliés, comme le Centre for Digital Humanities et le Simulating History Project.
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