Cerner la conscience historique des jeunes (Jocelyn Létourneau)
Je ne puis me vanter d’avoir eu plusieurs bonnes idées dans ma vie. J’en compte cinq seulement : mes quatre enfants (idées partagées et réalisées avec mon épouse !) et une autre encore (espérons que ce ne soit pas la dernière !), venue tardivement, mais qui m’emballe depuis que j’ai réussi à la cristalliser sous la forme d’un projet de recherche.
J’ai toujours été fasciné par les jeunes – par leur intelligence, leur curiosité, leur soif d’apprendre. A contrario, j’ai toujours été décontenancé par ceux qui prétendent que les jeunes ne savent pas grand chose. Le fait est que les jeunes savent beaucoup de choses, mais que l’on ne s’y prend pas toujours de la bonne manière pour saisir ce qu’ils connaissent. Par exemple, peut-on, parce que 95 % des jeunes Québécois ignorent qui fut le premier premier ministre de la province, conclure que leur connaissance de l’histoire du Québec est lacunaire ? On ne le peut pas, mais on le fait quand même !
Afin de contrer pareil simplisme méthodologique et interprétatif, je me suis dit que, pour accéder d’une façon moins superficielle au stock de connaissances possédées par les jeunes Québécois du passé de leur province, et pour atteindre directement leur mémoire historique du Québec, il serait intéressant de leur poser une question plus large, en l’occurrence : « Raconte-moi l’histoire du Québec comme tu la connais, depuis le début ».
Au cours des dix dernières années, avec le concours d’un grand nombre d’enseignants et de professeurs, j’ai amassé, à la grandeur du Québec, près de cinq mille courts récits d’histoire produits par des jeunes de 15 à 25 ans environ. Il s’agit d’un corpus aussi volumineux que riche, constitué de textes rédigés par de jeunes francophones, anglophones, allophones ou autochtones.
Il va de soi que les récits – tous anonymes – peuvent être analysés sous l’angle de l’âge des répondants ou sous celui de leur niveau scolaire (secondaire, collège, université), de leur sexe, de leur lieu d’habitation (Montréal, Québec, les régions), de la langue dans laquelle il reçoivent leur enseignement, de leur culture d’origine, etc. Les récits peuvent être également disséqués dans leurs éléments constitutifs (personnages cités, événements mentionnés, cadres d’action élaborés) et dans leur structure dynamique (principes de construction et de progression de la narration).
Mieux que ne le font les enquêtes traditionnelles, l’analyse du corpus permet de saisir l’état des connaissances des jeunes relativement au passé du Québec. Elle permet surtout de cerner la mémoire historique que les élèves, cégépiens et étudiants ont de l’expérience québécoise dans le temps. On peut en effet penser qu’en 45 minutes (temps alloué aux répondants pour produire leur récit), les jeunes mobilisent l’essentiel de leurs connaissances historiques sur le Québec. En trois paragraphes ou en trois pages, ils sculptent l’arbre articulant leur représentation du passé de la province. En fait, ce n’est pas simplement la mémoire historique des jeunes que les récits permettent de cerner, mais leur conscience historique aussi, soit ce qui reste de leur intellection de l’ensemble des informations à caractère historique – et touchant le Québec – qu’ils ont apprises, assimilées, intelligées et se sont appropriées, en classe ou ailleurs, depuis leur enfance.
Novateur, le concept de cette recherche a suscité l’intérêt d’autres chercheurs, qui l’ont emprunté en l’adaptant aux spécificités des cas qu’ils voulaient étudier. À l’heure actuelle, des collègues français, catalans, suisses et allemands s’activent à la constitution de corpus de récits d’élèves pour mieux comprendre comment l’histoire contribue à la fabrication du commun par la constitution d’une mémoire nationale. Il est possible qu’une recherche semblable soit lancée au Canada anglais.
Que peut-on attendre d’un tel projet ? Sur la base de l’exploitation du corpus recueilli, le projet permettra des avancées notables sur la mémoire historique des jeunes, les contextes sociaux d’apprentissage, les narrations culturelles en vigueur dans l’espace social québécois et leur assimilation, l’influence des cours d’histoire dans la formation de la conscience historique collective des élèves, la construction des représentations historiques, les cadres sociaux de la mémoire collective québécoise – et canadienne par implication. Le projet aura un impact en didactique de l’histoire (comment enseigner l’histoire; quels contenus communiquer; quelles compétences transmettre). Il permettra de mieux comprendre comment l’être humain, au moment du passage décisif entre l’adolescence et l’âge adulte, arrime son identité singulière aux visions collectives circulant dans l’espace public. Il nourrira la discussion touchant la place de l’histoire dans le présent et l’avenir de la société.
- Se connecter ou créer un compte pour soumettre des commentaires
- English