Traverser le temps : histoires, identité et relations intergroupes (Tsafrir Goldberg)
Depuis une dizaine d’années, j’explore les liens entre le raisonnement historique, l’identité des apprenants et les discussions entre pairs sur des sujets historiques difficiles. Mon intérêt pour cet axe de recherche découle de mon travail d’enseignant d’histoire au secondaire dans une école israélienne qui ne pratiquait pas la ségrégation et qui accueillait une clientèle très diversifiée. Enseignant dans une classe avancée (AP) d’histoire, j’avais demandé à mes élèves de concentrer leurs projets de recherche sur des enjeux historiques nationaux ayant suscité la controverse. Plus tard, j’ai commencé à utiliser les projets de ces élèves comme sujets de discussion dans les classes régulières. Ces discussions sur des points de vue et des sources contradictoires ont soulevé l’intérêt des apprenants et sont devenues le sujet de ma thèse doctorale.
Au début, mon travail portait principalement sur l’aspect cognitif. Il était influencé par de nouvelles idées en didactique de l’histoire (les œuvres de Lee; Wineburg; Perfetti et al.) et les théories de l’argumentation (Deanna Kuhn, p. ex.). J’ai relevé les bénéfices d’un apprentissage utilisant des sources et des discussions contradictoires. Des apprenants, ayant évalué des sources contradictoires et subjectives et les ayant utilisées dans des débats avec leurs pairs, ont élaboré un raisonnement historique et changé leurs schémas narratifs. Cette perspective cognitive ne pouvait cependant dépeindre ou expliquer entièrement tout ce qui se passait dans ces discussions, particulièrement avec des sujets difficiles touchant à l’origine ethnique et aux relations interethniques des apprenants, comme la politique israélienne du « Melting Pot » (brassage démographique) visant à refondre l’identité et la culture des immigrants.
C’est à ce moment que j’ai découvert les travaux de Terrie Epstein sur l’identité ethnique des élèves et leur position sur l’information historique. À presque chaque étape du processus d’apprentissage des élèves et de l’application des pratiques disciplinaires, j’ai retrouvé le marqueur identitaire. Certains effets semblaient très évidents, comme une préférence pour des sources dépeignant positivement le groupe de l’apprenant. D’autres semblaient illogiques, comme des élèves de classes privilégiées critiquant plus sévèrement le rôle de leurs ancêtres dans le cours d’évènements historiques. Le marqueur identitaire interagissait aussi de manière complexe avec la pratique disciplinaire. Autant il pouvait fausser la compréhension des apprenants, autant il pouvait favoriser le développement d’un raisonnement plus articulé et plus introspectif. Les élèves d’origines ethniques diverses discutaient de conflits et d’inégalités historiques intergroupes, mais utilisaient aussi l’histoire pour réfléchir à leurs relations et à leurs identités.
Un incident malheureux a retardé mes travaux sur le rôle de l’histoire dans les relations intergroupes (grandement influencés par ceux de Keith Barton et Alan McCully). En effet, un manuel scolaire que j’avais corédigé a été sévèrement critiqué après la nomination d’un ministre de l’Éducation conservateur, un « faucon ». Dans un exercice sur la controverse historique, le contenu présentait le point de vue d’un historien palestinien en parallèle avec les perspectives israéliennes officielles et scientifiques. Des pédagogues de droite ont exprimé leur peur que « nos élèves pourraient ne pas être aptes à faire la différence entre la propagande palestinienne et la vérité ». Le ministre, qui a par la suite affirmé que reconnaître le récit palestinien équivalait à un manque de loyauté envers la nation et aggravait le conflit, a fait pression sur les éditeurs afin qu’ils suppriment le manuel et produisent une version expurgée sous l’étroite supervision du Ministère afin d’assurer la production d’un « discours clair ».
Si on te donne des citrons, fais-en de la limonade! J’ai donc cherché à transformer les accusations en questions de recherche : comment les élèves pourraient-ils utiliser la pratique disciplinaire dans le cas de perspectives contradictoires difficiles? Enseigner des perspectives historiques contradictoires serait-il nuisible à la loyauté interne d’un groupe et aux relations intergroupes en comparaison du discours officiel clair? Grâce à une bourse postdoctorale Spencer de la National Academy of Education et à 200 élèves israéliens d’origines arabes et juives de niveau secondaire, j’ai commencé à explorer les effets de l’étude de l’histoire du conflit israélo-palestinien dans une approche à perspectives multiples en opposition au discours officiel à perspective unique.
À l’aide de l’approche méthodologique de l’identité sociale, nous avons pu suivre autant l’impact sur l’identification des apprenants à leur nation que sur leurs attitudes envers « l’autre ». Les résultats de l’étude ont apporté de bonnes et de mauvaises nouvelles. D’une part, enseigner cette histoire donnait effectivement des résultats, influençant non seulement les attitudes envers le point de vue de l’adversaire, mais aussi l’interaction intergroupe. D’autre part, les résultats montraient que l’enseignement du discours officiel à perspective unique, le plus utilisé dans nos écoles, avait un effet négatif autant sur les attitudes que sur les relations intergroupes.
Les résultats de cette étude orientent mes travaux dans deux directions. La première consiste à analyser systématiquement les relations entre l’identification sociale et le raisonnement historique. La seconde consiste à suivre les conséquences résultant de l’étude de l’histoire intergroupe sur les relations intergroupes. Je mène actuellement une recherche-action avec des enseignants pour explorer les effets de l’enseignement de la montée de l’islam et des relations interreligieuses médiévales sur l’islamophobie étudiante et les stéréotypes.
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