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Sans empathie, il n'y a point de salut!

Posted by Chantal Rivard
4 December 2012 - 8:57am

Vous êtes devant des groupes de troisième secondaire en Histoire et éducation à la citoyenneté.  Dans le Programme de formation de l’école québécoise, on aborde la Seconde Guerre mondiale que d’un point de vue politique, par l’angle de la conscription. Mais dans la réalité de vos quatre murs, des questions fusent sur ce conflit; les élèves ont soif de savoir.  La guerre, dans la définition que s’en font les élèves de cet âge, correspond à une lutte entre le bien et le mal.  Un combat entre cet Autre, méchant, sanguinaire, et un Nous mal défini, mais qui représente les valeurs actuelles, la démocratie, la liberté. Difficile d’effacer cette image, de détricoter une représentation sociale si bien construite et soutenue par les nombreux films qui ont glorifié les Uns pour diaboliser les Autres.  Alors quoi faire si loin de la réalité, d’une possible réalité.  Johnson (1975) écrivait que le pouvoir de l’évocation devait être travaillé avec les élèves pour qu’ils puissent maîtriser le temps historique.  Et si cette évocation nous permettait aussi de faire développer l’empathie historique?

 

3e période, un jeudi après-midi. « Aujourd’hui, et pour les trois prochains cours, nous allons aborder la Seconde Guerre mondiale ».  J’entends les garçons se réjouir.  J’ai bâti un cours sur mesure pour leur permettre de développer leur esprit critique et leur empathie historique.  Mais c’était omettre un aspect essentiel : le contexte historique.  Foster (2001) le soutient, la compréhension du contexte est essentielle pour que les élèves puissent développer de l’empathie historique.  Cette dernière implique une compréhension des actions des gens du passé.  Il s’agit ici de comprendre non seulement comment les gens ont agi, mais pourquoi ils ont agi comme ils ont agi. Il s’agit de saisir les événements et d’établir les circonstances qui ont influencé les personnages historiques et de comprendre les conséquences de leurs décisions, de leurs actions.  Le défi des enseignants est ici de fournir un environnement d’apprentissage dans lequel les élèves sont encouragés à examiner les actions et motivations passées (Foster, 2001). Voilà un aspect que je n’ai pas retenu.  Dans mon grand enthousiasme, je me suis dit qu’afin que les élèves ressentent ce que les soldats impliqués dans le débarquement du jour J ont dû ressentir, je n’avais qu’à leur montrer les 20 premières minutes du film Saving Private Ryan.  Avec ça, ils devaient comprendre la peur, la trouille, l’angoisse, tout ce qu’ont ressenti ces héros qui n’en étaient pas.  Mais quelle erreur ai-je faite!  Des éclats de rire à la vue de ce soldat qui, victime d’un tir allemand, perd son bras et se met à le rechercher.  Aucune empathie envers ce « comédien » qui, dans la vie, n’a évidemment pas perdu son bras pendant le tournage.  Les élèves ont visionné ce film comme ils visionnent un film d’horreur : avec une peur diluée par le rire d’une situation qu’ils jugeaient impossible. Échec donc.  Pas d’empathie historique.

 

Il fallait revoir l’ordre du cours tout entier.  Réorganiser le tout.  Partir de sources premières. Faire ressentir avant de montrer.  Prise 2.  D’abord, une lecture d’extraits de lettres écrites par des soldats allemands et canadiens.  Et puis, tout d’un coup, le soldat allemand ne devient plus ce personnage démoniaque et sanguinaire qui se bat pour un régime fasciste.  Il est ce fils, ce père, cet époux qui a la trouille de mourir lorsqu’il voit ces milliers d’hommes s’avancer vers lui.  Et ce soldat canadien qui écrit que son sergent les a avisés, ses camarades d’unité et lui, que 75% d’entre eux allaient mourir demain en sol français et qui termine sa lettre en disant que « le courage c’est la peur vaincue ». Et puis, nous discutons du contenu de ces lettres, nous les analysons, les remettons dans leur contexte.  Puis, un extrait du long métrage Swing Kids pour montrer comment pouvait s’opérer le recrutement de jeunes allemands pour les forces militaires et policières du régime nazi.  Nous appuyons par des écrits d’historiens, l’effet de la propagande.  Nous nous demandons si nous sommes, aujourd’hui, encore victimes de propagande.  Une activité sur le sujet suit, en lien avec la publicité.  Et puis, nous terminons par les 20 premières minutes du film de Spielberg.  Mais avant d’appuyer sur le bouton « play », ici aussi, une mise en contexte est nécessaire.  Une explication des combats s’impose, des hypothèses sont émises par les élèves sur des réactions possibles.  Et puis, « la magie » opère.  Il n’y a plus de rires, que des malaises, que de l’empathie historique qui trace son chemin.  Des élèves qui ont établi le contexte sont capables de plus, de beaucoup plus.  Ils peuvent porter un jugement sur des actions de soldats, pourquoi certains ont eu de la facilité à tuer, alors que d’autres non. Ils sont en mesure de dresser un tableau de la complexité de ce conflit, tant d’un point de vue politique, que militaire.  Sans le contexte, il n’y a pas d’empathie historique possible donc. Et ils ont « dé-diabolisé »! L’homme, allemand ou allié, a repris sa place d’homme, de père, de fils, d’époux. La guerre, vue sous un jour plus véritable, plus réaliste, où la ligne entre le bien et le mal n’existe que dans la pensée d’une propagande savamment utilisée, d’un côté comme de l’autre.

 

Foster, Stuart J. (2001). Historical Empathy in Theory and Practice : Some Final Thoughts. Dans O.L. Davis Jr., E.A.Yeager et S.J. Foster (dir.) Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (p. 167-181). Lanham, États-Unis: Rowman & Littlefield Publishers, INC.

Johnson, M. (1975). Le concept de temps dans l'enseignement de l'histoire. Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 28, no 4, p.483-516.