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Réflexion ou qu’est-ce que les collections muséales peuvent nous apprendre ?

Posted by Philippe Denis
3 September 2014 - 8:09pm

Qu’est-ce que l’acquisition d’une œuvre d’art peut révéler des goûts esthétiques d’une personne et, en extrapolant, de ceux d’une société ? Comment en raison de la position sociale qu’occupe une personne, ses goûts peuvent se transposer et influencer ceux de ses concitoyens ? Comment une fois assimilés par l’ensemble, peuvent-ils former l’assise d’un style architectural national ? Certes, à ses interrogations, les ouvrages de l’historien d’art Maurice Rheims (1910-2003) et ceux de l’historien et essayiste Krzysztof Pomian, en raison de leurs intérêts pour les objets et ceux qui les collectionnent, offrent des réponses. Mais, aujourd’hui, notre objectif n’est pas théorique.

Il découle plutôt d’une visite de l’exposition permanente du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), ou plus particulièrement, de l’attention que nous avons porté à Parure des champs, du peintre académicien français William Bouguereau (1825-1905). En fait, ce n’est pas tant le sujet qui nous a interpellé, mais la mention qu’il s’agit d’un don de Richard Bladworth Angus (1831-1922). En effet, cette œuvre fait partie d’un lot de six œuvres contemporaines offertes en 1889, par ce dernier alors qu’il était président de l’Art Association of Montreal, l’ancêtre du MBAM.

D’origine écossaise comme la majorité des anglophones montréalais influents de la fin du XIXe siècle, R.B. Angus fut l’un des vice-présidents du Canadien Pacifique et président de la Banque de Montréal. Transposés dans les réalisations architecturales auxquelles il fut associé, ses goûts comme ceux de l’élite financière à laquelle il appartient, sont alors représentatifs de l’époque victorienne.

Certes, le style architectural « château français », soubassement élevé, parement de pierre à bossage, tourelles, fenêtres jumelées, correspond plus dans l’imaginaire collectif à William Cornelius Van Horne (1843-1915). Celui-ci comme deuxième président du Canadien Pacifique, mettra effectivement en chantier de grands hôtels et des gares d’un océan à l’autre, avec l’appui de fonds privés ou ceux de la compagnie ferroviaire.

Pourtant, ce revival devenu un symbole national, malgré sa désignation ne prend pas son inspiration première dans les châteaux de la Loire, mais dans ceux d’Écosse. Initiateur de la série, le Banff Springs Hotel (1888) se voulait un hommage aux Highlands natals de Lord Mount Stephen (1829-1921). Le nom de Banff rappelle d’ailleurs le lieu de naissance de ce dernier, une ville portuaire dans l'Aberdeenshire.

Mais, cette similarité architecturale, voire la confusion, entre les deux sources s’explique, car nous n’oublions pas qu’à la Renaissance, l’Écosse catholique est alliée à François Ier (1494-1547). Symbole de cette alliance, François II (1544-1560), l’un des petits-fils du roi de France, épousera Marie Stuart (1542-1587), qui veuve, deviendra la légendaire reine d’Écosse. En second lieu, s’ajoute le fait qu’en cette deuxième moitié du XIXe siècle, alors que se construit en Occident l’idée d’État-Nation, ce groupe d’investisseurs canadiens opte pour un style architectural qui s’il correspond pour certains à leurs origines, peut aussi être fédérateur pour les populations anglophone et francophone d’ici. En effet, à cette époque, en Angleterre, le gothique réfère à l’âge d’or du règne d’Élizabeth 1ère (1533-1603), alors qu’en France sous l’influence des travaux de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), il est revitalisé.

Mais, si le Banff Spring marque les prémisses du développement du style « château français », dont l’influence s’étendra au pays de 1893 à 1939, c’est la construction du château Frontenac (1893) qui l’affirme. L’architecte américain Bruce Price (1845-1903) y accentue les caractéristiques françaises en s’inspirant ouvertement cette fois-ci du château de Jaligny (Loire). Ce lexique, il le reprendra lors de la construction de la gare-hôtel Viger (1898) (voir image de gauche). D’ailleurs, au sujet de cette dernière, W.C. Van Horne dira qu’elle est, « à la gloire de la race canadienne-française », un propos qui renforce la référence aux rives de la Loire.

Ainsi, si nous nous sommes intéressés aux goûts de R.B. Angus, c’est que bien qu’il ne reste rien de ses lieux de résidence, le 240 Drummond (Montréal) fut démoli en 1957, tout comme le bâtiment principal de Pine Bluff (Senneville) le fut au début des années 1950, cet homme a fait partie du groupe initial d’investisseurs de la Compagnie du Château Frontenac. D’ailleurs, la reconstruction de Pine Bluff (1903) par la firme d’architecture montréalaise des frères Maxwell, offrait certaines similitudes avec les dernières constructions pour le Canadien Pacifique de B. Price. Est-ce en raison dû au fait que les plans à l’origine fussent destinés à la construction de la résidence urbaine de John Kenneth Ross (1876-1951), fils de l’ingénieur et financier de la compagnie ferroviaire, James Ross (1848-1913), ou que les frères Maxwell seront employés par l’entreprise dès 1897 ? D’ailleurs, mais sans certitude quant à une référence directe, nos recherches nous ont fait constater une similitude entre la façade principale de Pine Bluff et celle de la Gare du Palais (1915), par l’architecte américain Edward Prindle (1873-1928).

En considérant nos interrogations premières, il devient donc concevable que les goûts de R.B. Angus, dont le nom reste associé à l’ancien principal complexe industriel d'entretien de trains et de locomotives, après avoir été partagés avec ses proches collaborateurs, se soient transposés dans la société victorienne canadienne.

Mais, face à cette courte réflexion, qu’aurait pu nous apprendre une autre œuvre ?

 

RÉFÉRENCES:

GAGNON-PRATTE, France, Le Château Frontenac cent ans de vie de château, Québec, Québec Continuité, 1993, 102 pages.

GAGNON-PRATTE, France, Maisons de campagne des Montréalais 1892-1924 L’architecture des frères Maxwell, Montréal, Éditions du Méridien, 1987, 215 pages.

KALMAN, Harold, The Railway Hotel and the Development of the Château Style in Canada, Victoria, Victoria University of Victoria Maltwood Museum, Coll. « Studies in Architectural History », numéro 1, 1968, 47 pages.

KAYE LAMB, W., History of the Canadian Pacific Railway, New York/Londres, Macmillan Publishing Co/Collier Macmillan Publishers, 1977, 491 pages.

LORNE McDOUGALL, J., Le « canadien pacifique », Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1968, 206 pages.

POMIAN, Krzysztof, «Entre l’invisible et le visible : la collection», Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Payot, 1978, p.3-56.

PORTER, John (sous la dir.), Un Art de vivre Le meuble de goût à l’époque victorienne au Québec, Catalogue de l’exposition itinérante présentée au Musée des beaux-arts de Montréal du 4 mars au 16 mai 1993, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1993, 527 pages.

RÉMILLARD, François, Brian MERRETT, Demeures bourgeoises de Montréal Le mille carré doré 1850-1930, Montréal, Éditions du Méridien, 1986, 242 pages.

RHEIMS, Maurice, Les collectionneurs De la curiosité, de la beauté, du goût, de la mode & de la spéculation, Paris, Éditions Ramsay, 2002, 363 pages.

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