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Remue-méninge – l’usage du jeu vidéo pour enseigner l’histoire

Posted by frédéric yelle
12 February 2014 - 11:37am

Les élèves conçoivent les utilités de l’histoire de quatre façons. Elle est (1) un passe-temps, (2) une formation menant à certains emplois comme celui de conservateur dans un musée, d’historien ou d’enseignant, (3) un répertoire de leçons tirées du passé ou (4) l’explication de l’évolution des sociétés humaines jusqu’à aujourd’hui (Barton, 2008). Pour les élèves, elle n’est qu’explicative ou utilitaire, mais n’est pas associée à une posture, à une méthode ou à un mode d’interprétation. Pourtant, les historiens, eux-mêmes s’entendent généralement pour dire que l’histoire est davantage qu’un récit de faits compilés (Bloch, 1949; Marrou, 1954). C’est pourquoi Browning (2009), dans un souci d’engager ses élèves dans une démarche proprement historique, a mis en place un jeu de rôle qu’il détaille dans un article intitulé Of water balloons and history : using wargames as actives learning tools to teach the historical process. Afin de bien cerner la pertinence de la démarche de Browning, nous la résumons brièvement et proposerons des pistes de réflexion pour transférer cette démarche d’enquête historique aux jeux vidéos.

L’activité de Browning

Tout d’abord, Browning amorce son activité avec un chapitre de l’ouvrage de Kopperman (1977), un historien qui a reconstitué les évènements entourant la bataille de Monongahela (aussi appelée la défaite de Braddock) qui se déroula pendant la Guerre de 7 ans. L’ouvrage de Kopperman sert à l’enseignant comme exemple d’un travail historique complexe, car il utilise et concilie les nombreuses sources d’informations disponibles pour créer le récit de la bataille. Lorsque les élèves ont pris connaissance du chapitre de Kopperman, Browning annonce à ses élèves qu’ils vont devoir recréer la bataille de Monongahela à l’aide de ballons d’eau. L’enseignant mobilise deux de ses classes (chacune représentant un des deux groupes, soit le côté franco-amérindien et le côté anglo-britannique) et leur donne des consignes pour préparer leur guerre d’eau. Le jour de la guerre d’eau, d’autres enseignants participent à l’évènement en tant qu’observateurs et arbitres. Des élèves sont nommés lieutenants (ce sont les chefs d’équipes) et on rappelle les règles. La bataille peut renaitre. Contrairement à une reconstitution ou une simulation, le jeu de Browning peut ouvrir la porte à une victoire anglo-britannique ou encore à toute sorte d’évènements, mais le dénouement de la bataille n’a que peu d’importance. Une fois le jeu terminé, l’enseignant demande aux élèves d’écrire le récit de leur bataille (sous forme de lettre à un proche, de rapport ou autre), jusqu’au moment où ils ont été « tué ». Il demande aussi aux enseignants observateurs d’en faire de même et les élèves absents (s’il y en a) doivent inventer un récit de bataille en se basant sur les informations glanées à gauche et à droite. Une fois ces courts textes remis à l’enseignant, celui-ci peut en éliminer quelques-uns (afin de créer des trous dans la compréhension des évènements) et monte un dossier documentaire. Lors du cours suivant, les élèves ont la tâche d’utiliser les sources écrites par le groupe à propos de la bataille et doivent tenter de reconstituer le cours des évènements, malgré les contradictions et les défis que pose une reconstitution appuyée sur les sources. Leurs aptitudes à discriminer les sources selon leur pertinence et à les corroborer pour avoir une compréhension plus profonde des évènements sont alors rudement mises à l’épreuve. Ce qu’ils ont devant eux, c’est un réel travail… d’historien!

Quelques idées d’adaptation de l’activité au jeu vidéo

L’exercice que propose Browning dans l’activité Of water ballons and history nous semble un exercice authentique et signifiant pour les élèves. Il offre l’occasion d’explorer par l’expérience les défis que posent les sources, même lorsqu’elles semblent être « le résultat d’une observation directe d’un évènement ». Il nécessite aussi la mobilisation de certaines euristiques de l’histoire. Néanmoins, la guerre d’eau que propose Browning peut à notre avis être aisément remplacée par d’autres formes de jeu tout aussi intéressantes, plus immersives et plus riches sur le plan historique. Nous donnerons deux exemples en remplaçant la guerre d’eau de Browning par des jeux vidéos (commerciaux) très populaires.

Civilization : le jeu comme une expérience multijoueur

Civilization a déjà fait l’objet de certaines recherches (quelques exemples : Arnseth, 2006; Chapman, 2013; Lee & Probert, 2010; Pagnotti, 2012; Squire, 2004). Celles-ci ont souvent comme objet d’étude le potentiel de conceptualisation, les retombées d’apprentissage au niveau du contenu ou encore l’engagement que suscite le jeu. Si les études empiriques menées ne permettent pas de généraliser les résultats, il semble que les effets du jeu sont, sous certaines conditions, positifs. C’est pourquoi nous proposons de suppléer la guerre d’eau par une partie de Civilization où les joueurs (les élèves) incarneraient les Français, les Amérindiens, les Anglais et les Britanniques (notons que Civilization permettrait aussi de recréer presque n’importe quel conflit et ne limite donc pas l’activité à un moment historique précis). On peut créer une grande carte et former autant de civilisations que nous en avons besoin[1]. Ensuite, en reprenant la démarche de Browning, on demande aux élèves d’écrire des « résumés » (sous quelque forme que ce soit) de la partie jouée en grand groupe avant de lancer une enquête de sources pour reconstituer le fil des évènements. L’enseignant peut intégrer des récits faussés et il peut aussi demander à un ou des élèves qui ne seraient pas tentés de jouer le jeu d’être observateur et de prendre des notes pour raconter l’évènement d’un point de vue extérieur. La suite de l’activité reprend le modèle de Browning, mais avec plus de réalisme et de complexité dans les écrits, car le jeu permet plus de variables: les alliances, les échanges économiques, le développement technologique, etc. Cela augmente selon nous le potentiel d’apprentissage de l’expérience.

Assassin’s Creed 3 : L’assassinat du général Braddock

Assassin’s Creed 3 (AC3) propose quant à lui sa propre interprétation de la défaite de Braddock dans un scénario somme toute court (une quinzaine de minutes) qui confine la bataille de la mort de Braddock à une embuscade amérindienne appuyée par quelques Européens (dont le personnage joué fait partie). Globalement, on propose au joueur de s’infiltrer dans la colonne de soldats ennemis afin de repérer le général Braddock pour l’assassiner au moment où ses alliés amérindiens lanceront une embuscade. Dans les dialogues du scénario, on évoque quelques éléments de contexte à propos de la résistance franco-amérindienne et de l’éventuelle expansion américaine vers l’ouest. Cette séquence du jeu donne l’occasion de constater l’importance du nombre de soldats déployés par les Anglais lors de cette opération. Circuler à travers les troupes anglaises et les caravanes de provisions permet aussi d’entendre des rumeurs sur la valeur des peaux de castor au nord ou sur la futilité de la résistance française et amérindienne. À quelques endroits, les grenadiers sont en formation militaire, arme à l’épaule, alors qu’à d’autres ils s’évertuent à faire progresser, dans la boue, les canons nécessaires pour assiéger les forts Français. Le joueur quant à lui ne peut que progresser à travers cette procession impressionnante en portant attention aux détails, mais notez que les interactions possibles sont assez limitées. Pour adapter ce scénario à l’activité de Browning, il convient de séparer la classe en trois différents groupes :

  1. Le premier groupe d’élèves sera chargé de jouer le scénario d’AC3 (à la maison ou à l’école selon les ressources de l’établissement ou des élèves de la classe) et de confiner dans un court texte le récit de la défaite de Braddock.
  2. Dans un deuxième groupe, les élèves doivent être jumelés à un joueur et observer la séquence de jeu pour en faire un compte-rendu.
  3. Finalement, un troisième groupe de quelques élèves doit interviewer les joueurs et leur demander de raconter oralement le déroulement de la bataille de Braddock afin d’en rédiger un résumé, à la manière d’un journaliste qui discuterait avec un acteur de l’évènement en question.

Afin de pister les élèves, vous pouvez donner certains points d’observation, mais ne soyez pas trop directif, car cela sabotera le reste de l’exercice. Demandez plutôt aux élèves d’être précis dans leur description : le joueur a-t-il été blessé, où et comment? De quelle façon le général Braddock est-il décédé? De quoi sont armés les Amérindiens? Qui sont-ils? Quel était le rapport de force? Toutes les informations relevées aideront à créer le dossier documentaire nécessaire pour reconstituer l’évènement.

L’avantage d’AC3 est de proposer un univers immersif prenant aux détails nombreux. Il permet d’observer des détails historiques saisissants tout en déformant la « vraie » trame narrative, mais cette lacune ne nuit aucunement à l’activité telle que proposée par Browning. L’expérience de jeu permet aussi d’entamer une discussion avec les élèves sur les contenus des productions médiatiques à caractère historique. À ce sujet, je suggère de voir le billet écrit par Boutonnet (2012).

Conclusion

Ce billet n’a pas la prétention de proposer des activités clés en main, mais bien d’effectuer un remue-méninge autour de deux dimensions didactiques soit (1) la nature des apprentissages en histoire et (2) le potentiel du jeu vidéo comme outil didactique. L’histoire est d’abord et avant tout une méthode, un mode de pensée. Cette méthode permet la création de récits historiques élaborés « scientifiquement ». Le jeu (qu’il soit plus traditionnel ou qu’il soit vidéo) permet de plonger les élèves au cœur d’évènements historiques et, combiné à une intégration de la méthode, un apprentissage plus complexe en terme d’habiletés intellectuelles. Les activités proposées dans ce billet méritent d’être pensées, critiquées et adaptées aux environnements et aux possibilités des milieux dans lesquels elles pourraient s’inscrire. Cela dit, il nous apparait important de considérer les opportunités d’intégration des jeux (« traditionnels » et vidéos) afin de maximiser l’engagement et l’apprentissage.

 

 

Bibliographie :

Arnseth, H. C. (2006). Learning to Play or Playing to Learn - A Critical Account of the Models of Communication Informing Educational Research on Computer Gameplay. Games Studies, 6 (1).

Barton, K. C. (2008). Research on students’ ideas about history. Handbook of research in social studies education, 239–258.

Bloch, M. (1949). Apologie pour l’histoire ou métier d’historien.

Boutonnet, V. (2012) Entre simulation et réalité historique : petite critique didactique d’Assassin’s Creed III. THEN/HiER. URL : http://www.thenhier.ca/fr/content/entre-simulation-et-r%C3%A9alit%C3%A9-historique-petite-critique-didactique-d%E2%80%99assassin%E2%80%99s-creed-iii

Browning, J. (2009). Of Water Balloons and History: Using Wargames as Active Learning Tools to Teach the Historical Process. The History Teacher, Vol. 42(3), 297-313. URL: http://www.jstor.org/stable/40543537

Chapman, A. (2013). Is Sid Meier's Civilization history? The Journal of Theory and Practice, 17 (3), 312-332.

Kopperman, P. E. (1977). Braddock at the Monongahela. University of Pitsburg Press.

Lee, J. K., & Probert, J. (2010). Cvilization III and Whole-Class Play in High School Social Studies. The Journal of Social Studies Research, 34 (1), 1-28.

Marrou, H.-I. (1954). De la connaissance historique. Paris: Éditions du Seuil.

Pagnotti, J., & Russell III, W. B. (2012). Using Civilization IV to Engage Students in World History Content. The Social Studies, 103 (1), 39-48.

Squire, K. (2004). Replaying history : Learning world history through playing Civilization III. Thèse de doctorat, Indiana University, Bloomington.  

 

 


[1] Il peut y avoir plusieurs représentants de chacun des groupes en présence, mais attention à ne pas créer des parties avec un trop grand nombre de joueurs, cela allongerait considérablement la durée de la partie, car il s’agit d’un jeu tour par tour. Dans le cas d’une grande classe, formé deux grands groupes constitués d’équipes de 2 et faites jouer les deux grands groupes sur des cartes différentes.