Reconnaitre et gérer le problème lié au changement de niveaux ou d’échelles dans l’enseignement et l’apprentissage (Bob Bain)
Au cours des 25 dernières années, j’ai réfléchi à un problème pédagogique et historiographique que l’historien Thomas C. Holt nommait le problème des niveaux dans son article « Marking: Race, Race-Making and the Writing of History » (American Historical Review 100, no. 1 [1995]: 1-20), c’est-à-dire le défi pour les historiens « d’établir une continuité entre les explications comportementales à l’échelle individuelle de l’expérience humaine et celles à l’échelle sociétale ».
J’ai pris conscience de la difficulté à faire des liens entre les niveaux ou les échelles d’expérience lors d’une étude historique portant sur les façons dont les éducateurs, les juges des tribunaux pour enfants et les thérapeutes d’une ville américaine avaient traité les adolescents et les enfants étiquetés comme étant à problème. Travaillant avec des documents d’archives de personnes appartenant à chacun de ces groupes, il m’était difficile de situer les idées et les actions dans l’ensemble du savoir et des pratiques de leurs communautés professionnelles respectives ainsi que dans les grands changements sociaux à l’échelle américaine et mondiale entre 1880 et 1940. Je trouvais difficile de garder en tête les actions individuelles et les grandes forces agissant dans les professions, les communautés, la société et le monde tout en établissant des liens entre ces actions et ces forces.
C’est en enseignant l’histoire du monde dans une école secondaire publique que ce problème a pris le devant de la scène. Je m’évertuais à aider mes élèves à comprendre les systèmes, les structures et les forces à l’échelle internationale, nationale ou institutionnelle tout en maintenant leur attention sur le facteur humain, les idées et les contingences historiques. J’ai alors développé des pratiques et des outils cognitifs pour les aider à approfondir la lecture des sources primaires en utilisant des projets de curriculum comme le Projet Amherst et des recherches sur la cognition historique par des chercheurs tels que Sam Wineburg, Peter Seixas et Peter Lee. Dans mes premières recherches sur mon enseignement (par ex., « Rounding Up Unusual Suspects », Teachers College Record 108, no. 10 [2006]: 2080-2114), j’ai décrit et analysé les diverses pratiques qui aident les élèves à choisir, corroborer et conceptualiser des sources créées par des individus; j’ai évalué l’influence cachée dans les classes d’histoire; et j’ai suggéré des façons d’accroitre la capacité des élèves à adopter une perspective, en particulier en lien avec les enjeux de race, de classe et de genre.
Ce fut cependant une tout autre histoire lorsque j’ai demandé à mes élèves de situer les actions humaines dans des contextes transrégionaux et mondiaux. Ils avaient d’énormes difficultés à relier la spécificité des sources à des concepts plus abstraits comme les systèmes mondiaux, les structures sociales ou les hypothèses dominantes. Ils avaient tendance à personnifier les grands courants (par ex., la classe moyenne voulait le capitalisme) ou ils abandonnaient les idées liées au facteur humain pour plutôt offrir des explications de nature déterministe. Ils avaient encore plus de difficultés à utiliser les sources lorsqu’ils travaillaient avec des données cumulatives qui montraient des modèles à grande échelle des changements écologiques, environnementaux, économiques ou démographiques.
Comme historien, je connaissais l’école des Annales et la théorie des trois temps de Braudel. J’adorais l’énoncé d’Emmanuel Le Roy Ladurie que tous les historiens sont des parachutistes ou des chasseurs de truffes. Mais comme enseignant d’histoire, j’ai rapidement compris que pour faire des liens entre les niveaux de temps de Braudel, mes élèves devaient être à la fois des parachutistes et des chasseurs de truffes. En effet, comme l’avait prédit Holt, l’histoire qui privilégie les forces macroscopiques produit une histoire « atrophiée, sans vie et sans passion » qui tend vers l’inévitabilité historique, ce qui est généralement le cas en enseignement de l’histoire du monde. D’un autre côté, l’histoire et l’enseignement de l’histoire « qui isolent le phénomène microscopique rendent insaisissable le comportement humain ». Le défi le plus important est de créer des connexions et des liens entre les diverses échelles spatiotemporelles.
Ainsi, le problème des niveaux ou des échelles en enseignement de l’histoire fait émerger les questions suivantes : comment les enseignants et les curriculums représentent-ils les échelles spatiotemporelles pour les élèves? Comment les élèves expérimentent-ils les évènements à des échelles diverses? Que voient-ils dans les échelles et qu’en pensent-ils? Comment pourrions-nous accroitre la capacité des élèves à changer d’échelle et à faire des liens entre « l’échelle individuelle de l’expérience humaine et l’échelle sociétale »? Pour répondre à ces questions, j’ai participé à la création de ressources qui font ressortir les échelles ou les niveaux, tel que le curriculum World History for Us All. J’ai aussi publié plusieurs articles dans lesquels j’analyse les défis posés par ces changements d’échelle.
Je collabore présentement au Big History Project (BHP), un projet de recherche sur le curriculum qui a permis de construire un cours sur la grande histoire pour les élèves du secondaire à travers le monde. Le projet vise à les aider à naviguer à travers 14 milliards d’années d’histoire, du Big Bang jusqu’au futur. Tout en respectant l’objectif de l’enseignement de l’histoire, c’est-à-dire de lire comme des historiens (il y a dix enquêtes basées sur des sources dans le cours), ce cours situe le changement d’échelles spatiotemporelles et le lien entre ces échelles au cœur de la pratique. L’espace manque pour détailler l’approche du BHP sur le changement de niveau ou d’échelle, mais je vous encourage à aller voir le site au http://www.bighistoryproject.com.
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