Qu'est ce que la "littératie historique"?
21 February 2013 - 8:05am
J’ai écrit dans un blogue cet automne (Penser la guerre de 1812: quelques idées d'étudiants) que les historiens sont des experts non seulement par leur vaste savoir disciplinaire mais grâce à leur « littératie historique », c'est à dire leur habiletés à lire, à écrire et à penser l'histoire de manière critique. Depuis quelques années déjà on entend parler dans le milieu scolaire de l’importance d’enseigner la littératie et ce, dès un jeune âge. Dans un monde hautement médiatisé, il devient impératif de savoir lire et comprendre l’information qui nous est transmise par les médias sociaux sous forme de textes, d’images, d’animations et de contenus numériques. Il n’est donc pas surprenant que partout au pays les ministères d’Éducation se soient penchés sur cet enjeu et ont produit une série de rapports, de documents et de ressources pédagogiques visant à « permettre aux élèves d’interpréter le large éventail de textes auxquels ils seront exposés à l’école et dans le monde ».[1]
En dépit des performances remarquables des jeunes dans les évaluations standardisées en lecture et en écriture (voir notamment les résultats de l’OQRE), il n’y a pas de véritables indicateurs de progrès en ce qui a trait aux compétences des élèves à lire, à écrire et à penser de façon critique en histoire. Une partie du problème réside dans notre difficulté, à titre d’éducateurs et de didacticiens, à enseigner la littératie historique. Pour le professeur Tony Taylor de l’Université Monash, la littératie historique requiert « tout un éventail d’habiletés et de capacités à saisir la nature même de l’histoire ».[2] Des années de recherche en didactique permettent d’établir que le développement des compétences en histoire est un processus complexe et contre-intuitif qui consiste à s’appuyer sur ses connaissances antérieures pour acquérir de nouvelles connaissances lors d’opportunités riches et variés de « faire l’histoire ».
En effet, les jeunes sont loin d’être complètement déconnectés du passé. La plupart nous arrivent en classe avec des idées, des croyances et des récits historiques cohérents et fortement ancrés socialement. Toutes ces idées communes acquises lors d’expériences personnelles et du processus de socialisation sont graduellement remises en question par l’éducation formelle. Mais dans quelle mesure l’éducation historique donne-t-elle aux élèves de meilleures compétences disciplinaires? Les cours d’histoire demeurent encore en partie centrés sur l’acquisition de connaissances historiques perçues comme essentielles à la citoyenneté et l’alphabétisme social. D’ailleurs, la récente annonce visant la transformation du Musée des civilisations en Musée canadien d’histoire nationale est motivée par cet impératif d’histoire-mémoire devant être partagée par les Canadiens. Or la littératie historique ne représente pas une seule habileté, celle de la maitrise des connaissances, mais plutôt l’interaction complexe de compétences et de ressources dont l’élève a besoin pour interpréter les textes et les réalités du passé. Le développement de ces compétences nécessite ce que le didacticien Peter Lee appelle le savoir « méta-historique ».[3] Contrairement au savoir historique lié au contenu (la matière), le savoir méta-historique sert de fondement à la pratique même de l’histoire. Au lieu de se demander « quel récit devons-nous commémorer? », ce savoir de deuxième ordre invite à se pencher sur la nature de l’histoire comme objet d’étude par des questionnements du genre : comment pouvons-nous étudier le passé? Comment vivaient les témoins d’une autre époque? Pourquoi est-il important de commémorer certains événements historiques? [4] Ce type de rapport au passé emmène les historiens à investiguer des enjeux de société à partir d’une démarche d’enquête ouverte à la révision par les pairs.[5]
Des habiletés transversales à la littératie historique
Plusieurs programmes scolaires proposent aux enseignants des stratégies variées visant le développent de compétences transversales en littératie. Comme le rapport le Service des programmes d’études du Canada, « la littératie critique n'est pas un élément isolé à ajouter au programme de littératie. Elle doit s'intégrer progressivement dans le bloc de littératie » et ce, pour l’ensemble des matières.[6] Cette intégration transversale est tout à fait pertinente dans le développement d’habiletés pour déterminer le dit et le non-dit, afin d'analyser la signification de divers textes (articles, blogues, tweets, etc.). Grâce à cette littératie critique les jeunes sont mieux équipés pour décoder les multiples messages provenant de leur environnement et ainsi « lire entre les lignes » (p. ex. : les opinions et les faits) afin de réfléchir sur le médium utilisé et sur la façon dont l’auteur a formulé le texte en vue d’influencer le lecteur. Mais ce type de littératie « proto-disciplinaire » étendue à l’ensemble des domaines d’études est largement inadéquat en histoire puisque les compétences pour lire, écrire et analyser les traces du passé doivent s’appuyer à la fois sur le savoir historique et le savoir méta-historique. Car on ne peut pas lire de la même manière les écrits de Wilfrid Laurier et le profil d’un ami sur Facebook.[7]
Le développement de la littératie historique requiert une façon toute particulière d’appréhender les réalités du passé. Lorsque les élèves sont appelés à lire, à écrire, à analyser et à représenter des textes de nature historique, ils doivent faire face à une série de questions qui n’ont pas de réponses dans littératie critique transversale. Définir un ensemble de compétences disciplinaires propre à l’histoire est plus complexe que d’établir une liste de procédures et d’heuristiques. Ceci étant dit, il est tout de même possible d’établir les contours de ce champ d’étude en faisant appel à des questions fondamentales qui guident le travail de l’historien :
- La situation d’enquête: Comment pouvons-nous savoir ce qui s’est passé en 1812?
- L’importance historique: Pourquoi la guerre de 1812 est-elle importante à étudier?
- Ma position personnelle : Dans quelle mesure mon identité affecte-elle ma façon de lire l’histoire?
- L’empathie historique: Comment vivaient les soldats anglais et américains à l’époque de la guerre de 1812?
- Le recours aux sources: Quelles preuve avons-nous que le Canada a gagné la guerre de 1812?
- Les causes et conséquences: Quelles sont les causes de l’invasion américaine en 1812? Quelles furent les conséquences de la guerre pour les colonies du Canada?
- Les liens avec le présent: Dans quelle mesure le présent affecte-il notre façon d’étudier les événements du passé?
- Le jugement: Pourquoi devrais-je accepter ou réfuter les arguments présentés par les autorités canadiennes?
- Le langage de l’histoire: Comment pouvons-nous lire et interpréter les sources produites par les témoins de l’histoire? Comment devons-nous les représenter?
-
Le récit historique: Quelles récits de la guerre de 1812 sont diffusés de nos jours?
Comment ces récits sont-ils construits et pour quel but?
Aider nos jeunes à répondre à ce type de questions liées à la pensée historique peut les amener à développer des compétences disciplinaires en littératie historique.[8] Nos écoles sont des lieux privilégiés pour remettre en question les idées préconçues et souvent développées au sein de la culture populaire grâce à « une orientation vers le passé qui est éclairée par des règles disciplinaires et des procédés de l’argumentation » utiles à la formation des citoyens d’aujourd’hui. [9]
Pour une version complète de cet article, consulter la Revue de l’Association d’études canadiennes Canadian Issues (Hiver 2010), pp. 42-46. [en anglais]
[1] Ministère de l’Education de l’Ontario, La littératie au service de l’apprentissage: Rapport de la table ronde des experts en littératie de la 4e à la 6e année (Toronto: Queen’s Printer, 2004), 11.
[2] Tony Taylor, “From History Horror Stories to Historical Literacy,” Monash Magazine (2004), 2. Consulté le 5 février, 2010 à http://www.monash.edu.au/pubs/monmag/issue14-2004/news/history.html
[3] Peter Lee, “Putting Principles into Practice: Understanding History,” in How Students Learn: History, Mathematics, and Science in the Classroom, ed. S. Donovan & J. Bransford (Washington DC: National Academies Press, 2005), 32.
[4] Voir Peter Lee, “Historical Literacy: Theory and Research,” International Journal of Historical Learning, Teaching and Research, 5 (2005), 29-40.
[5] Bruce VanSledright, The Challenge of Rethinking History Education: On Practices, Theories, and Policy (New York: Routledge, 2011).
[6] Services des programmes d’études du Canada, La littératie critique. Consulté le 18 février 2013à http://resources.curriculum.org/secretariat/093009f.shtml
[7] Pour la situation aux États-Unis, voir Wineburg, Historical Thinking and Other Unnatural Acts: Charting the Future of Teaching the Past, 79-80.
[8] Stéphane Lévesque, Thinking Historically: Educating Students for the 21st Century (Toronto: University of Toronto Press, 2008), chap. 2.
[9] Sam Wineburg, “Unnatural and Essential: The Nature of Historical Thinking,” Teaching History, 129 (2007), 6.
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Faire de l'histoire au préscolaire?
Bonjour!
J'ai lu l'article avec intérêt. Tout comme Kate (blogue anglophone), j'aimerais savoir si vous avez des idées pour initier les élèves du préscolaire et du premier cycle du primaire à une tâche que l'on associe généralement à la lecture et l'écriture. En d'autres mots, comment faire faire à des élèves dès un jeune âge de la "littéracie historique"?
Merci beaucoup!
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