Pratiques de mémoire : sur ce qui est considéré comme important à se souvenir en didactique de l’histoire (Felicitas Macgilchrist)
Selon un des curriculums fédéraux allemands, un des objectifs au cœur de l’enseignement de l’histoire est « de permettre aux élèves d’être en mesure de participer à la mémoire culturelle de leur communauté ». Mais que veut dire participer à la mémoire culturelle de sa communauté? Et quel est le rôle des manuels scolaires et autres médias pédagogiques dans ce processus? Cet accent explicite sur la mémoire culturelle m’a poussée, avec d’autres collègues du Georg Eckert Institute, à penser à la didactique de l’histoire en termes de ce que nous nommons les pratiques de mémoire.
Ce que j’aime particulièrement du concept de pratiques de mémoire est qu’il souligne le fait que l’histoire se fait concrètement. Ce n’est pas une chose qui attend d’être découverte; c’est quelque chose que nous devons construire ensemble avec des personnes, des livres, des médias numériques et d’autres choses matérielles. J’aime aussi le fait que le concept revient sur les politiques éducationnelles : enseigner et apprendre l’histoire incluront toujours un choix et une réduction. Alors, je cherche à savoir comment les gens font ces choix et ce qu’ils incluent et excluent. Selon moi, penser à l’enseignement de l’histoire en termes de pratiques de mémoire veut dire reprendre la question classique d’Herbert Spencer sur le curriculum (quel savoir a le plus de prix?) et l’utiliser pour poser un regard critique sur le savoir – le contenu et la source – présenté aux élèves comme ayant la plus grande valeur et dont il faut se souvenir. Je dois expliquer que le mot souvenir ici est utilisé dans son sens créatif, soit de rendre le passé présent (« te souviens-tu lorsque nous sommes allés à…? »), plutôt que dans le sens de mémoriser des faits.
J’ai le privilège de mener un projet de grande envergure dans ce domaine avec le groupe de recherche « Memory Practices: Enacting and Contesting the Curriculum in Contemporary Classrooms ». Au cours de la première phase, j’ai fait du travail ethnographique sur le terrain avec des maisons d’édition allemandes où j’ai suivi des équipes de rédaction et de révision pendant la production de manuels scolaires. J’étais spécialement intéressée par les débats sur ce qui est considéré comme important à se souvenir. Les auteurs qui écrivaient sur la révolution de 1918-1919 étaient préoccupés, par exemple, par le fait qu’ils rédigeaient l’histoire des vainqueurs. Nos résultats sont discutés dans un article que j’ai corédigé avec Ellen van Praet, « Writing the History of the Victors? Discourse, Social Change and (Radical) Democracy » (dans Journal of Language and Politics, 2013, 12, no. 4 (2013): 626-51). D’autres rédacteurs remettaient en question les récits dominants montrant l’Afrique comme un continent primitif et choisissaient d’insérer une description du statut mondialisé et développé de certaines villes États africaines au Moyen-Âge, ce que je présente dans le chapitre « Media Discourse and De/Coloniality » (dans Contemporary Studies in Critical Discourse Analysis, sous la direction de Christopher Hart et Piotr Cap, 387-407. London: Bloomsbury.)
Dans la seconde phase, avec mes collègues Johanna Ahlrichs, Patrick Mielke et Roman Richtera, j’étudie ce que font concrètement les enseignants et les élèves avec les manuels d’histoire, les feuilles d’activités et les autres médias (internet, films, etc.) pendant les cours. Nous menons des entrevues, nous faisons du travail ethnographique dans les écoles ainsi qu’un sondage quantitatif afin d’explorer les questions suivantes : comment les enseignants choisissent-ils les médias utilisés dans la classe? Comment les élèves travaillent-ils avec ces médias et les mémoires culturelles qui y sont associées? Enfin, comment les décideurs et les concepteurs de curriculums comprennent-ils la mémoire culturelle?
Pour paraphraser le chercheur en média Bernard C. Cohen, nous découvrons que les médias ne réussissent peut-être pas souvent à dire aux élèves quoi penser, mais ils réussissent particulièrement bien à leur dire à quoi penser. Un des récits fondateurs présentés aux élèves est celui du récit progressif dans lequel les diverses cultures/régions sont situées sur une échelle linéaire progressant vers une vie meilleure et dans lequel le Nord se situe tout près de l’échelon supérieur.
Ce qui me fascine à propos des élèves dans notre étude est qu’ils peuvent émettre des commentaires très ironiques sur ce qu’ils sont censés trouver le plus important à se souvenir. Lorsqu’on a demandé à un élève ce dont il pensait devoir se souvenir à propos de l’Empire allemand, il a répondu avec un grand sourire : « L’Allemagne a toujours été de loin le meilleur pays! » Il est intéressant de noter que lorsque nous analysons les médias pédagogiques auxquels il a été exposé, et bien qu’aucun ne le dise de façon si explicite, cela est précisément le message implicite qu’ils véhiculent. Cet élève est un bon analyste critique de discours. Il semble aussi savoir comment se comporter en bon élève et faire ce qu’on attend de lui en classe : ce qui veut dire porter un certain regard critique sur les récits historiques sans être trop radical sur la façon dont ces récits façonnent le discours hégémonique contemporain (dans cet exemple, les progrès technologiques et sociaux).
En ce moment, nous examinons nos données et nos observations. Nous développons aussi un projet de suivi qui pose un regard global sur les pratiques de mémoire en didactique de l’histoire.
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