Là où l’histoire n’est pas que balivernes! (Sirkka Ahonen)
Ma première expérience d’une guerre de l’histoire a eu lieu en Finlande pendant la guerre froide. En 1980, un collègue américain avait fait l’analyse de manuels d’histoire finnois dans l’annuaire du Georg Eckert Institute for International Textbook Research, y concluant qu’ils avaient été finlandisés. Le mot finlandisation fait référence à une autocensure de nature politique adoptée par les Finnois car, étant considérés comme des perdants de la Seconde Guerre mondiale, ils avaient été mis en garde de ne pas provoquer « l’ours » soviétique par des critiques. Le mot offusquait les Finnois qui voyaient la finlandisation comme une façon pragmatique de protéger la Finlande. J’avais alors rédigé une réponse à l’Institut et accusé le collègue américain de diplomatie pédagogique de la canonnière.
Mon second défi est arrivé lors de la chute de l’Union soviétique vers 1990. Que deviendrait l’histoire dans les sociétés postcommunistes sans le parapluie du déterminisme marxiste? Je me suis rendue dans les pays baltes où, en une seule nuit, les manuels d’histoire étaient devenus périmés et j’y ai étudié les politiques d’enseignement de l’histoire. Une quête de « vérité sur le passé » avait constitué une des bannières des démonstrations antisoviétiques des années 1980. « La vérité » était dorénavant basée sur l’idéologie de la construction de la nation. L’histoire était toujours aussi importante, mais elle servait à légitimer le nouveau régime et à dénoncer l’ancien. Avec comme élément partiel de preuve l’enseignement de l’histoire estonienne, j’ai écrit Clio Sans Uniform: A Study of the Post-Marxist Transformation of the History Curricula in East Germany and Estonia, 1986-1991 (Suomalainen Tiedeakatemia, 1992). Puis, une enquête paneuropéenne sur la conscience historique des jeunes, Youth and History: A Comparative European Survey on Historical Consciousness and Political Attitudes among Adolescents, publiée sous la direction de Magne Angvik et Bodo von Borries (Körber-Stiftung, 1997), a rapidement révélé l’émergence d’une guerre de l’histoire estonienne entre les Estoniens et les Russes de souche, ces derniers ayant le sentiment que leur identité historique était répudiée par le nouveau régime.
Ma troisième occasion d’étudier l’enseignement de l’histoire dans un lieu où l’histoire n’était pas vue comme baliverne, mais plutôt comme un principe essentiel d’identité collective, est arrivée sous la forme d’une offre d’emploi pour enseigner l’histoire en Bosnie-Herzégovine de 2006 à 2008, soit dans la période d’après-guerre. J’y suis allée dans le but d’acquérir une expérience de terrain sur l’utilisation de l’histoire en période d’après-guerre. En fait, cette expérience m’a fait réaliser que les contradictions en histoire étaient moins la cause qu’une conséquence d’une guerre tragique qui avait perduré de 1992 à 1995. Après le règlement de paix en 1995, la Bosnie-Herzégovine était un état en déroute, le pays n’ayant pas les moyens de persuader les participants du conflit, soient les musulmans, les Croates et les Serbes, de prendre part à un dialogue de guérison sur le passé. Ils se sont plutôt laissés aller à commémorer leurs atrocités mutuelles et à encourager les analogies historiques et les amplifications mythiques. Les écoles ont été séparées selon l’ethnicité et, lorsque ce n’était pas le cas, les « sujets nationaux » étaient enseignés séparément, ce qui voulait dire que l’histoire était enseignée à partir de points de vue idiosyncrasiques. En réponse à une intervention de la communauté internationale, le langage explicitement haineux a été expurgé des manuels d’histoire, mais l’utilisation de perspectives multiples n’a pas été adoptée. Les trois communautés ethniques se sont mutuellement accusées de déformer le passé.
Craignant une perpétuation du conflit causée par un usage impropre de l’histoire, j’ai comparé la Bosnie à d’autres sociétés en situation d’après-guerre, utilisant à titre d’exemple la guerre civile de 1918 en Finlande et l’apartheid sud-africain de 1960 à 1994. J’ai alors écrit Coming to Terms with a Dark Past: How Post-Conflict Societies Deal with History (Lang, 2012), utilisant le cas de la Finlande pour démontrer que le temps ne suffit pas pour guérir les plaies et celui de l’Afrique du Sud pour montrer les avantages d’une adoption rapide de politiques de réconciliation historique.
Mes conclusions didactiques sont les suivantes : en premier lieu, les salles de classe forment un forum essentiel pour créer un dialogue de guérison sur le passé; et, en second lieu, les mémoires vernaculaires et la commémoration culturelle du passé doivent être intégrées dans les cours d’histoire afin d’éviter les discordes provoquées par le « double discours » historique.
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