Le regard historiographique, une réponse curriculaire aux guerres de l’histoire (Robert Parkes)
L’histoire contradictoire m’a toujours fasciné. À vingt ans, j’ai fait un pèlerinage en Inde. Depuis, je plaisante en disant que c’est un mystique qui s’est rendu en Inde, mais un sceptique qui en est revenu. On m’a souvent demandé ce qui avait causé ce changement. À postériori, on pourrait dire que l’expérience indienne m’a fait perdre mon orientalisme. Je pense que mes diverses interactions avec les gens m’ont surtout amené à prendre conscience que les humains ont souvent des perspectives très différentes sur des aspects de la société qu’ils pensent, à tort, être universels. J’en viendrai plus tard à penser que, jusqu’à un certain point, nos opinions personnelles sont façonnées par nos cultures et nos histoires et qu’aucune perspective sur le passé n’est immuable. Une carte topographique, une carte routière et une carte météorologique offrent toutes une représentation exacte d’un même lieu, mais aucune n’en donne une représentation complète. Cette métaphore s’apparente aux histoires contradictoires et aux diverses traditions historiographiques qui les produisent. C’est pourquoi je soutiens que la réponse appropriée à la diversité du discours n’est pas un relativisme moral mais plutôt un pluralisme critique.
Depuis une vingtaine d’années, l’Australie a vécu plusieurs « guerres de l’histoire » causées par des interprétations opposées du passé national. La durée et l’intensité de ces conflits varient. Dans les années 1990, le cœur du débat portait sur la représentation de la colonisation de l’Australie. Les récits révisionnistes des guerres frontalières et des mauvais traitements infligés aux populations autochtones étaient considérés par les politiciens conservateurs comme offrant une perspective excessivement « lugubre » du passé national. En 2006, le premier ministre a demandé une grande réforme des « racines et des branches » de l’enseignement de l’histoire australienne dans les écoles. J’ai alors soutenu que cette demande suggérait une méfiance quant à la diversité du discours et incarnait un désir de « revenir » au grand récit unidimensionnel de la nation.
La plupart des recherches didactiques sur les guerres de l’histoire ont cherché à déterminer quelle histoire devrait être enseignée. Pour ma part, j’ai cherché à proposer des théories sur les réponses curriculaires et pédagogiques aux « guerres de l’histoire ». Je codirige présentement une monographie avec l’Australienne Anna Clark et les Suédois Monika Vinterek et Henrik Åström Elmersjö sur les diverses approches utilisées pour enseigner les histoires contradictoires, et qui offre des réactions curriculaires et pédagogiques aux « guerres de l’histoire » ailleurs dans le monde. Cette monographie fait suite à mon livre Interrupting History: Rethinking History Curriculum after “The End of History” (New York: Peter Lang, 2011), qui avait pour point de départ la prolifération postmoderne des histoires contradictoires et l’incrédulité contemporaine envers les grands récits historiques. J’y soutenais que ce qui n’a jamais été contesté dans ces « guerres », ce sont les pratiques représentationnelles de « l’histoire » et le fait que l’attention portée à la représentation historique ouvre de nouvelles possibilités pour que l’enseignement de l’histoire soit une pratique pédagogique critique. Les histoires contradictoires, ou la diversité du récit, requièrent l’adoption d’un « regard historiographique » où il est tout aussi important de comprendre l’approche méthodologique utilisée pour produire un récit historique afin de vérifier la « vérité » des revendications de l’historien que de vérifier ces revendications avec les éléments de preuve connus. Ce qui sous-tend cet aspect de ma recherche est l’idée que rien ne devrait échapper au regard des historiens, même pas eux-mêmes.
Plus récemment, j’ai formé le réseau HERMES History Education Research Network avec des collègues de la University of Newcastle. Nous partageons des intérêts sur la représentation historique, la conscience historique, les cultures historiques et la didactique de l’histoire. Nous avons récemment mis sur pied Historical Encounters, une revue scientifique électronique avec accès libre. Notre comité éditorial inclut plusieurs chercheurs de renom, dont plusieurs membres de THEN/HiER. Nous avons aussi commencé un programme de recherche qui, en résumé, explore la question « Qui pensons-nous être? » Adaptant la méthodologie de recherche narrative du professeur canadien Jocelyn Létourneau, nous analysons présentement les récits produits par 105 futurs enseignants en histoire qui ont répondu à la directive : « Racontez-nous l’histoire de l’Australie dans vos mots. » Les premiers résultats suggèrent que les guerres de l’histoire ont fortement influencé les récits de ces futurs enseignants, mais que ces récits peuvent tout autant adopter une vision extrêmement patriotique de Gallipoli que véhiculer une perspective lugubre du passé colonial. En 2015, nous nous associons avec Paul Zanazanian (Université McGill, Canada), Mark Sheehan (Victoria University, Wellington, Nouvelle-Zélande), Monika Vinterek (Université Dalarna, Suède) et Robert Thorp (Université Umeå, Suède) pour poursuivre ce travail dans le cadre d’une étude comparative internationale. Nous avons aussi reçu du financement pour un projet qui vise à capter et disséminer les récits des jeunes Australiens sur la Grande Guerre. Leurs visions seront présentées dans de courts documentaires, filmés et diffusés sur iPhone ou iPad. Elles seront mises en évidence lors d’un visionnement public qui doit coïncider avec la célébration du centenaire de la campagne de Gallipoli en avril 2015. Ces vidéos nous permettront d’étudier des aspects de la conscience historique chez les jeunes et, à l’instar de nos autres projets, la façon dont les jeunes naviguent parmi les récits contradictoires sur le passé.
- Se connecter ou créer un compte pour soumettre des commentaires
- English