Le monument ment?
15 Avril 2014 - 9:22am
Dans leur étude sur l’utilisation des musées en classe d’histoire, Marcus, Stoddard et Woodward proposaient l’utilisation des monuments comme objet d’étude en classe d’histoire, arguant qu’ils sont accessibles de par leur nombre et leur proximité. Il n’en fallut pas plus pour que l’idée me vienne d’inclure l'analyse d’un monument historique dans la liste des travaux pratiques dans le cadre du cours de didactique des sciences humaines au primaire. Enseignant au campus Laval de l’Université de Montréal, j’y ai vu là l’occasion de donner à de futurs enseignants la possibilité de découvrir l’histoire de leur région et, par le fait même, de se doter d’outils accessibles en tant qu’enseignants. Étrangement (mais est-ce si étrange à la réflexion?), plusieurs étudiants ont opté non pas pour un monument historique appartenant à leur quartier ou se situant près d’une école primaire qui a le potentiel de les recevoir comme enseignants, mais pour un monument connu nationalement, reconnu à grande échelle. L’idée ici de la proximité de quartier a été évincée par plusieurs. Mais pourquoi? Je me suis alors questionnée sur les motivations des étudiants. En effet, pourquoi choisir le monument de Champlain sur la terrasse Dufferin à Québec lorsqu’on peut utiliser un monument local en l’honneur du fondateur du petit patelin où l’on souhaite enseigner? Deux hypothèses me sont venues.
D’abord, la mémoire. Le souvenir d’avoir vu un monument à l’effigie d’un personnage marquant (et il devait l’être puisqu’un monument a été érigé en son honneur!). Facile d’être impressionné par la saisissante colonne Nelson ou par l’imposant monument à la mémoire de George-Étienne Cartier. Et certains étudiants ont pu se dire que des réponses à toutes les questions qui ont fusé en observant ces mètres et ces tonnes de mémoire pourront, par ce travail universitaire, être trouvées. Autrement dit, ce qui a piqué leur curiosité il y a très longtemps a motivé certains étudiants à choisir quelque chose de connu. C’est donc les connaissances antérieures qui ont été sollicitées, un terrain à la fois connu et inconnu, au mépris d’une certaine ouverture sur l’histoire locale. Est-ce dire qu’il y aurait eu crainte que l’histoire locale ne soit banale? Possible. Après tout, ils sont de la génération pour qui les cours d’histoire se concentraient sur le politique. Mais c’est oublier que les échelles historiques se croisent, se recoupent et que les événements, mêmes locaux, ont des échos dans un mouvement qui dépasse bien souvent les limites d’une contrée. C’est oublier où se sont déroulés certains événements plus marquants ou les espaces habités par des personnages qui ont marqué de leur empreinte un sol devenu historique : St-Eustache (les rébellions de 1837-38), l'île d’Orléans (l’espace Félix Leclerc), Kamouraska (débarquement des Anglais 1759), etc.
Deuxièmement, d’autres ont pu supposer qu’il serait plus facile de trouver des informations sur Maisonneuve que sur un illustre, mais presque inconnu, fondateur d’une ville de 3000 habitants. Peut-être. Mais ceux qui ont ainsi articulé leur recherche ont omis un point essentiel : l’analyse d’un monument historique nous en apprend davantage sur la société qui l’a vu naître que sur l’événement ou le personnage historique dont il est question. Et c’est ici un point qui a été particulièrement omis dans les travaux. Le monument de Dollard des Ormeaux de Montréal nous en apprend davantage sur la société canadienne-française des années 1920. Ce sont les écrits de l’abbé Groulx, les discours d’Henri Bourassa, la mainmise de Mgr Bruchési. Ce n’est pas tant l’histoire de Dollard qui est racontée dans ce monument du parc Lafontaine, mais la vision qu’en avait la société de cette époque. Inauguré en 1920, le monument a été voulu et pensé pendant la Première Guerre mondiale. C’est la crise de la conscription, le nationalisme canadien-français qui s’assume, la volonté d’un peuple qui se cherche des héros. La remise en contexte est essentielle, mais souvent incomplète. Les étudiants se limitent souvent au contexte de production immédiat d’un objet à analyser; ils oublient que les monuments, les personnages historiques et même les artéfacts qui étaient autrefois des objets employés au quotidien sont d’abord et avant tout les produits de leur époque. Il importe donc de se départir du regard actuel, évitant ainsi les pièges du présentisme, pour regarder l’Autre à travers ses propres valeurs, ses propres travers. Et c’est ici qu’entre en scène l’empathie historique. Pour analyser un monument, pour analyser le regard d’une époque sur une autre, il faut multiplier les perspectives et considérer le contexte historique. Il faut recadrer, donner un sens. Et c’est ce sens qui a échappé à certains étudiants. Aux yeux de certains, les monuments ne semblent pouvoir mentir, car la pierre et le bronze qui les composent, de par leur masse, leur poids et leur valeur, ne peuvent qu’être les témoins d’une vérité.
L’utilisation de l’empathie historique comme composante de la méthode historique apparaît ici comme un élément pouvant donner du sens à ce qui en manque, car l’empathie se compose d'étapes qui, grâce à un conflit cognitif, essentiel pour que l’étudiant distingue l’époque étudiée de l’époque de l’événement ou du personnage commémoré, lui permettront de passer d’une analyse d’un monument historique basée sur ses propres émotions et valeurs à une analyse qui tient compte de différentes perspectives (Yeager et Foster, 2001 et Yeager et Doppen, 2001). C’est pourquoi l’apprentissage de la méthode historique prend tout son sens. Car, vue comme un processus d’enquête, l’empathie historique permet de construire une interprétation réaliste des événements; elle permet de synthétiser l’information et de construire un sens (Riley, 2001). Le monument de Dollard qui trône dans ce parc public de Montréal ne nous raconte pas tant cette bataille du Long-Sault que la vision de la société canadienne-française du début du XXe siècle en avait, elle qui se cherchait des héros pour justifier sa propre existence. Cette analyse critique a parfois fait défaut dans certains travaux, ce qui doit nous rappeler le défi que présente l’enseignement de l’histoire en faisant faire de l’histoire. Car, faut-il le rappeler, l’argumentation qui sera issue de la pensée historique permettra de donner du « sens et de l’épaisseur temporelle à des faits de société du passé comme du présent […] par des mises en relation et par la critique des usages publics de l’histoire» (Heinberg, 2004). Faire de l’histoire, c’est donc donner un sens au passé en contextualisant ce dernier.
Bibliographie
Heinberg, Charles. (2004). L’histoire enseignée, les problèmes qu’elle rencontre dans de nombreux contextes nationaux et les modes de pensée et d’argumentation qu’elle devrait rendre accessibles aux élèves. Ce texte est la version française d’un texte publié en Italie :
La storia insegnata, i problemi che incontra in numerosi contesti nazionali e i modi di pensare e argomentare che dovrebbero essere resi accessibili agli studenti . Dans Bollettino di Clio. Periodico dell’Associazione Clio ‘92, Bologne, Ve année, n°15, juin 2004, pages 45-50. Version française en ligne, repérée à :http://www.didactique-histoire.net/IMG/pdf/articlesuiterimini.pdf.
MARCUS, A.S., STODDARD, J.D. et WOODWARD, W.W. (2012). Teaching History with Museum. Strategies for K-12 Social Studies. New York, États-Unis : Routledge.
Yeager, E.A. et Doppen, F.H. Teaching and Learning Multiple Perspectives on the Use of the Atomic Bomb : Historical Empathy in the Secondary Classroom (2001). Dans O.L. Davis Jr, E. A. Yeager et S.J. Foster (dir.), Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (p.97-114). Lanham, États-Unis : Rowman & Littlefild Publishers, Inc.
Yeager, E.A. et Foster, S.J. The Roe of Empathy in the Development of Historical Understanding (2001). Dans O.L. Davis Jr, E. A. Yeager et S.J. Foster (dir.), Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (p.13-20). Lanham, États-Unis : Rowman & Littlefild Publishers, Inc.
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