Le manuel scolaire : plus qu’un outil pédagogique (Penney Clark)
À neuf ans, j’ai découvert un petit livre gris, Learning to Speak and Write, dans le grenier de la maison où ma mère avait grandi et qui, à l’époque, servait à engranger le foin. J’étais sidérée : c’était un objet si familier et pourtant inconnu. Il était évident que c’était un manuel scolaire, mais les pages semblaient si ordinaires, si simples, si dénuées de parures. Le chevalier médiéval en armure dessiné sur la couverture semblait incongru par rapport aux exercices à l’intérieur du livre ou à la vie des élèves des Prairies qui avaient transporté ce livre à l’école tous les jours. J’ai vu le nom d’oncles et de tantes sur la couverture intérieure et je me suis demandé pourquoi plusieurs membres d’une famille avaient utilisé le même livre; je ne réalisais pas qu’au début du20e siècle, les parents canadiens achetaient les manuels scolaires et les gardaient dans la famille plutôt que de les emprunter de l’école comme je le faisais. C’était fascinant. Ce livre se trouve aujourd’hui sur une étagère de mon bureau à l’université, un artefact d’un temps révolu, l’étincelle qui a allumé mon intérêt dans les manuels scolaires.
Mes recherches explorent la production et la fourniture de manuels scolaires au niveau primaire au Canada (1846 à 2010). Elles étudient les tensions fondamentales générées au carrefour du manuel scolaire comme instrument politique, produit économique, artefact culturel et outil pédagogique. Elles posent les questions suivantes : Comment trois acteurs prédominants, soit les ministères de l’Éducation, les maisons d’édition et les libraires, se sont-ils positionnés dans les conflits qui ont éclaté au sujet de la production et de la fourniture (incluant l’adoption de politiques provinciales) de manuels scolaires? Quelles sont les maisons d’édition qui ont contrôlé la production de manuels scolaires? Quelles stratégies ont-elles adoptées pour garder ce contrôle? De quelle façon le concept de nation canadienne a-t-il été reflété dans les décisions politiques et économiques reliées à la publication de manuels scolaires? En effet, les autorités gouvernementales accordent aux manuels scolaires un sceau d’approbation officiel. Ils sont utilisés dans le système d’éducation, mais ils sont aussi présents dans les systèmes politiques et économiques. Les controverses reliées au contenu, à la publication, à l’adoption et à la distribution au Canada existaient avant l’établissement du premier système scolaire public dans ce qui est aujourd’hui la province de l’Ontario.
Ces recherches se sont amorcées avec la publication d’articles dans The History of the Book in Canada, vol. 2/3 (U of T Press 2005/2007), ce qui a été suivi par de nombreuses études de cas historiques. « ‘Great Chorus of Protest’: The Booksellers’ Response to the 1909 Eaton’s Readers » étudie la controverse qui a éclaté lorsque le ministère de l’Éducation de l’Ontario a donné le mandat de publier les livres de lecture pour le primaire au grand magasin T. Eaton Co. Cette décision privait les libraires d’une source importante de revenus, car ils ne possédaient pas l’attrait qu’avait un grand magasin pour les consommateurs et ne pouvaient concurrencer ni les économies d’échelle ni le service de commandes postales. À partir de 1909 et au cours de la décennie qui a suivi, les libraires se sont battus férocement pour atténuer les effets de cette décision sur leurs profits. Leur combat s’est intégré dans un autre combat plus vaste mené par les détaillants opposés à la livraison de biens de consommation au Canada par les services de commandes postales. À titre de bureaucratie financée par les taxes, le ministère de l’Éducation détenait un énorme pouvoir économique, car il contrôlait le choix de l’éditeur et des fournisseurs de manuels scolaires. En fusionnant les rôles d’éditeur et de fournisseur de livres de lecture au primaire, le ministère a exercé ce pouvoir de façon insouciante, sans penser aux conséquences politiques et économiques pour le monde de l’impression et de la vente de livres.
« ‘Gringo Operations’: Nationalism and Capital in Canadian Textbook Publishing, 1970-1981 » (avec Wayne Knights, doctorant) étudie l’impact des multinationales sur la publication de manuels scolaires dans l’après-guerre et sur l’identité canadienne-anglaise. L’article explore les évènements entourant la crise dans le monde de l’édition scolaire dans les années 1970, crise apparemment précipitée par la vente des plus anciennes maisons d’édition canadiennes, Ryerson Press et Gage, à des compagnies américaines. Cependant, ces évènements et d’autres, tels que la faillite, évitée de justesse, de McClelland & Steward, n’étaient que symptomatiques. Au coeur du problème se trouvaient les questions reliées au nationalisme, à la politique, à l’autonomie fédérale-provinciale, au capital mondial, à l’industrie et à la culture canadiennes ainsi qu’à la place du Canada à titre de nation néocoloniale.
En ce moment, j’étudie la publication des manuels scolaires en région par le biais d’une étude de cas sur la montée et le déclin de Douglas & McIntyre (Educational) en Colombie-Britannique. Cette compagnie locale, qui a existé sous différentes formes pendant à peine une dizaine d’années, a été avalée en 1989 par Nelson Canada, une compagnie beaucoup plus grande. Les nombreuses sources existant sur le sujet seront appuyées par des entrevues avec les principaux intervenants.
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