La vieille prison, les gardiens et l'empathie historique
14 Avril 2014 - 7:48am
27 élèves dans un autobus en direction de Trois-Rivières. 27 filles qui n’étaient pas préparées à vivre ce qu’elles s’apprêtaient à vivre, soit douze heures dans la peau d’un détenu. Douze heures de confusion totale, parce qu’elles croyaient que cette nuit en prison leur permettrait de définir des concepts comme l’«ordre social», la «justice», la «réparation» et la «punition». Mais ces douze heures ont plutôt servi à leur faire comprendre la peine carcérale à partir de la perspective du détenu. Elles ont donc quitté la vieille prison de Trois-Rivières en étant plus à même de comprendre les mots «peine», «ordre», «peur», «humiliation», «résignation» et «injustice».
Tout commence par l’accueil que leur font les deux «gardiens» de la prison. D’entrée de jeu, le ton est donné. Les mots sont durs, forts et intraitables. Plus rien n’est drôle. L’atmosphère bon enfant qui régnait quelques heures auparavant au musée a laissé place à un sentiment médusé qui se situe quelque part entre la crainte et l’incompréhension. Sans aucun repère connu, elles entrent dans cette prison qui ouvrit ses portes en 1822 et qui fut en fonction jusqu’en 1986. Les gardiens sont intraitables. Ils sont la dure image de l’ordre social qui régnait à l’intérieur de ces murs dans les années 1970 et 1980. En quelques minutes à peine, certaines sont «brisées». Elles sont complètement déstabilisées, ne savent si elles peuvent bouger, ni quand elles le peuvent. Les gardiens les maintiennent sur le qui-vive. Elles ne peuvent baisser leur garde un seul instant sans risquer de ne pas voir venir le prochain cri, le prochain hurlement, le prochain fracas de métal sur les barreaux de leur cellule. Et puis, nous faisons une pause de quelques minutes. Le «gardien» comprend, puis quitte la pièce dans laquelle nous nous trouvons. Nous recentrons l’expérience. Et j’ose leur poser la question: «pourquoi les gardiens agissent-ils ainsi? » Et les réponses fusent: «pour nous briser, pour nous déstabiliser, pour que nous comprenions où nous sommes». Puis, le «gardien» revient. Le ton est de nouveau dictatorial, les propos intransigeants. Entrent en scène les guides. Deux anciens détenus qui, pendant quatre heures, raconteront non seulement l’histoire de la prison de Trois-Rivières, mais leur propre histoire. Quatre heures à entendre la perspective de deux hommes qui ont connu le milieu carcéral, qui l’ont vécu de l’intérieur. Deux cent quarante minutes de perspective sur ce qu’était l’ordre social dans les murs d’une institution carcérale dans les années 1970-1990. L’ordre social vu par deux personnes qui ont subi les conséquences déterminées collectivement par la société à une époque donnée.
Aborder l’ordre social en classe d’histoire se fait souvent d’un seul point de vue : celui législatif. Pire encore, on ne permet pas toujours aux élèves de se questionner sur l’adoption des lois, sur les valeurs qui les sous-tendent et surtout sur leur application et les effets de celle-ci. Les projets de loi et leur adoption par la Chambre des communes sont souvent présentés dans les manuels scolaires comme des faits allant de soi. Les lois changent parce que la société change. La visite de la vieille prison et la nuit qu’elles y ont passée ont permis à mes élèves d’analyser la mise en application des législations. Mais pour se faire, encore faut-il considérer l’empathie historique comme un élément de la pensée historique qui permettrait de limiter l’incursion de l’imagination pour combler les vides cognitifs, et ce, en permettant aux élèves d’établir le contexte historique en alliant une dimension intellectuelle à une dimension émotionnelle, multipliant ainsi les différents points de vue (Davis, 2001). Il ne s’agit donc pas simplement de visiter une prison et d’éprouver des émotions actuelles en imaginant ce qu’aurait été notre séjour dans un tel lieu. Il s’agit de comprendre l’ordre social à partir de points de vue multiples, tant celui du législateur que celui du détenu. De plus, en considérant l’empathie historique comme un processus d’enquête, on permet aux élèves de construire une interprétation réaliste des événements; on leur permet de synthétiser l’information et de construire un sens (Riley, 2001). Et donner un sens à l’ordre social en fonction des époques, c’est comprendre l’évolution des châtiments pour des crimes similaires commis à des époques différentes. C’est comprendre l’évolution du droit et tirer des conclusions historiques raisonnables en tenant compte du contexte historique. En analysant des sources contradictoires, les élèves sont capables d’identifier des causes multiples et de relever plusieurs perspectives (Yeager et Doppen, 2001 et Foster, 2001).
Une nuit en prison et tout change? Non. Une nuit en prison et une question de recherche qui créent un conflit cognitif et qui permettent, ensemble, de développer une perspective historique, oui. En ce sens, le rôle de l’enseignant devient celui d’un facilitateur, car l’élève apprend mieux et de manière plus profonde l’histoire lorsqu’il fait lui-même de l’histoire et qu’il utilise la méthode historique (Yeager et Doppen, 2001 et Riley, 2001). Et de l’histoire, mes élèves en ont fait en cette nuit de prison. Et elles en font toujours, car les nombreuses questions qu’a soulevées cette nuit de détenu n’ont pas fini de jaillir… La prison n’est maintenant plus un simple lieu où des «méchants» sont détenus.
Bibliographie
Davis, O.L. jr. In Pursuit of Historical Empathy (2001). Dans O.L. Davis Jr, E. A. Yeager et S.J. Foster (dir.), Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (p.1-12). Lanham, États-Unis : Rowman & Littlefild Publishers, Inc.
Foster, S.J. Historical Empathy in Theory and Practice : Some Final Thoughts (2001). Dans O.L. Davis Jr, E. A. Yeager et S.J. Foster (dir.), Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (p.167-182). Lanham, États-Unis : Rowman & Littlefild Publishers, Inc
Riley, K.L. The Holocaust and Historical Empathy : The Politics of Understanding (2001). Dans O.L. Davis Jr, E. A. Yeager et S.J. Foster (dir.), Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (p.139-166). Lanham, États-Unis : Rowman & Littlefild Publishers, Inc.
Yeager, E.A. et Doppen, F.H. Teaching and Learning Multiple Perspectives on the Use of the Atomic Bomb : Historical Empathy in the Secondary Classroom (2001). Dans O.L. Davis Jr, E. A. Yeager et S.J. Foster (dir.), Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (p.97-114). Lanham, États-Unis : Rowman & Littlefild Publishers, Inc.
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