Histoire profane, histoire scolaire et jeux vidéo historiques : amorce d’une réflexion
26 September 2015 - 10:02am
Les représentations populaires de l’histoire, qui émergent de l’histoire-profane, connaissent aujourd’hui une popularité inégalée. Ces outils culturels (Swidler, 1986) n’ont jamais été aussi accessibles, notamment grâce à la multiplication d’écrans en tout genre (tablettes, téléphones « intelligents », etc.) et aussi parce qu’ils adoptent une variété de formats (films de fiction, documentaires, série télévisée, jeux vidéo, etc.) qui permet à tous de trouver son compte. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant, alors que les jeunes Canadiens passent parfois plus de temps devant un écran que sur les bancs d’école (Paré, 2015), de constater l’émergence de représentations initiales, chez les élèves, qui viennent entrer en conflit avec l’histoire scolaire présentée par les enseignants (Dalongeville, 2001; Wertsch, 1997). Il semble donc pertinent de réfléchir sur la relation que l’histoire entretien avec la fiction (à l’origine de l’histoire profane) et comment il est possible de détourner les objets culturels dans l’enseignement de l’histoire à l’école.
Relation entre histoire-profane et histoire savante
L’histoire savante se reconnait par l’usage de marques d’historicités (notes de bas de page, citations, etc.) qui témoignent du travail accompli par l’historien et permettent à d’autres experts de contre-vérifier et de critiquer l’interprétation proposée (Pomian, 2000; Veyne, 1971). L’histoire-profane – au sens de non-initié à une science et non comme une opposition à ce qui est sacré – s’emploie à camoufler les trous dans la narration, afin d’entrainer le récepteur dans la fiction qu’elle propose (Pomian, 2000). Ainsi, la fiction historique peut se définir de différentes façons, mais retenons qu’il s’agit d’un récit, qui peut faire usage de la fantaisie (par exemple, le voyage dans le temps), mais s’ancrant dans un passé « réel » (il importe, par exemple, que les objets utilisés par les personnages du récit soit « historiquement conformes » à la période décrite par l’auteur) et où il y a une absence de marques d’historicités (Clark, 2002; den Heyer et Fidyk, 2007). Alors qu’il serait aisé de réduire la relation entre histoire savante et histoire-profane à une opposition, il est intéressant de l’envisager plutôt sous un angle dialectique.
D’une part, la fiction s’inspire généralement de faits avérés (« historiques ») pour conférer un « enrobage » réaliste à sa représentation et d’autre part il n’est pas exclu que l’éclairage nouveau et différent de la fiction encourage la reprise du travail scientifique sur un événement donné, menant ultimement à la création de nouvelles connaissances (Pomian, 2000). En ce sens, il semble impératif de considérer tout autant l’histoire savante, transposée dans l’histoire scolaire puis dans le curriculum (Chervel, 1988) que l’histoire-profane pour l’enseignement de l’histoire.
Un nouvel objet culturel pour la classe : les jeux vidéo historiques
Des nombreux outils culturels intéressants pour l’enseignement de l’histoire les jeux vidéo semblent recéler un potentiel important, mais qui est encore peu ou mal exploré (Boutonnet, Joly-Lavoie et Yelle, 2014). Bien que la recherche à ce sujet, au Québec, prenne de l’ampleur (Boutonnet, 2014; Joly-Lavoie et Yelle, sous presse), il est encore trop tôt pour affirmer que les jeux vidéo historiques sont en mesure de contribuer de façon significative à l’apprentissage de l’histoire et de la pensée historienne. À cet égard, le développement des attitudes et de la méthode associées à la pensée historienne peut cependant s’avérer utile, voire nécessaire, afin de permettre aux élèves d’être critiques face aux objets culturels comme les jeux vidéo et en particulier aux visions de l’histoire qu’ils présentent.
En ce sens, il est intéressant de réfléchir aux possibilités du jeu dans le développement du sens critique (à travers le développement-apprentissage de la pensée historienne). En effet, alors que les jeux vidéo historiques présentent des visions biaisées de l’histoire qui sont parfois contestables (Poblocki, 2002), nous pensons qu’il faut utiliser ces biais comme des « moments enseignables » (Boutonnet et coll., 2014). Ces derniers peuvent constituer des occasions d’apprentissages puisqu’en confrontant la version du jeu à celle de l’histoire scolaire ou celle de l’histoire savante l’enseignant peut provoquer un déséquilibre cognitif qui est au cœur des situations problèmes (Dalongeville et Huber, 2000) et qui permettent la mise en œuvre et la mobilisation des euristiques de la pensée historienne (comme Seixas et Morton [2013] ou Wineburg, [2001] l’entendent). Cela dit, pour l’instant, cela relève de la spéculation puisqu’aucune étude ou mise en application dans les milieux de pratique n’a été tentée. Enfin, il importe de réfléchir aussi à la manière d’intégrer les jeux vidéo dans la classe.
La classe inversée : une méthode alternative pour l’intégration des jeux vidéo historiques
La classe inversée adopte une approche où les contenus magistraux doivent être vus par les élèves, hors de la classe en devoir, pour être réinvestis, ensuite, dans le cadre d’activités d’apprentissage signifiantes lors de la présence en classe (Lockwood et Esselstein, 2013). Or, il nous semble que cela permet d’atténuer les difficultés à l’égard de l’intégration des jeux, notamment sur le plan technique et sur le plan du temps. Résorbant ainsi en partie deux obstacles majeurs à l’intégration des jeux vidéo historiques dans l’enseignement de l’histoire (Egenfeldt-Nielsen, 2012; Watson, Mong et Harris, 2011). Il y a bien sûr le risque que les élèves ne jouent pas, puisqu’il s’agit d’un devoir (McMichael, 2007) ou encore que les apprentissages soient inégaux. Toutefois, Lockwood et Esselstein (2013) constatent que les élèves participants à une situation de classe inversée sont plus engagés et préparés, puisque ces derniers réalisent qu’il est impossible de réussir, en classe, sans avoir fait les devoirs préalables.
En guise de conclusion
L’histoire scolaire n’opère pas en vase clos, il importe donc de tenir compte des différentes représentations profanes de l’histoire, notamment les jeux vidéo historiques. À cet égard, il nous semble capital que le cours d’histoire au secondaire outille les élèves, afin de leur permettre d’être critiques face aux objets culturels qu’ils consomment. Enfin, alors que les jeux vidéo historiques pourraient être une avenue intéressante à explorer, le peu de recherches nous empêche d’affirmer de façon équivoque qu’ils peuvent être de bons outils pour l’enseignant. De plus, la question se pose encore à l’égard de la meilleure façon de les intégrer concrètement dans la classe. Nous réfléchirons à ces différentes questions lors de prochains billets.
Bibliographie
Boutonnet, V. (2014). Assassin's Creed 3 : a framework for analyzing historical agency with historical videogame play. Communication présentée au colloque "History and Edutainement, Pologne.
Boutonnet, V., Joly-Lavoie, A. et Yelle, F. (2014). Intégration des jeux vidéo : Entre jeux sérieux et jeux traditionnels. Dans M.-A. Éthier, D. Lefrançois et S. Demers (dir.), Faire aimer et apprendre l'histoire et la géographie au primaire et au secondaire (p. 303-322). Sainte-Foy: Multimondes.
Chervel, A. (1988). L'histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche. Histoire de l'éducation(38), 59-119.
Clark, P. (2002). Literature and Canadian History : A Marriage Made in Heaven ? Canadian Social Studies, 37(1).
Dalongeville, A. (2001). L'image du barbare dans l'enseignement de l'histoire : une expérience de l'altérité. Paris, France: L'Harmatan.
Dalongeville, A. et Huber, M. (2000). (Se) former par les situations-problèmes : des déstabilisations constructives. Lyon, France: Chronique sociale.
den Heyer, K. et Fidyk, A. (2007). Configuring historical facts through historical fiction : agency, art-in-fact and imagination as stepping stones between then and now. Educational Theory, 57(2), 141-157.
Egenfeldt-Nielsen, S. (2012). Europa Universalis II : Conquest, trading, diplomacy from the Middle Ages to Napoleon. Well Played, 1(3), 39-48.
Joly-Lavoie, A. et Yelle, F. (Sous presse). Using video games to teach school history: the case of Civilization V. Dans J. Wojdon (dir.), E-teaching History (p. -). Angleterre: Cambridge Scholars.
Lockwood, K. et Esselstein, R. (2013). The inverted classroom and the CS curriculum. Communication présentée SIGCSE '13 Proceeding of the 44th ACM technical symposium on Computer science education, New York. doi: 10.1145/2445196.2445236
McMichael, A. (2007). PC Games and the Teaching of History. The History Teacher, 40(2), 203-218.
Paré, I. (2015, 30 avril 2015). Un jeune sur cinq passe plus de temps devant un écran que sur les bancs d’école - La sédentarité liée à l'utilisation des ordinateurs a explosé, Le Devoir. Repéré à http://www.ledevoir.com/societe/sante/438722/sedentarite-un-jeune-sur-cinq-passe-plus-de-temps-devant-un-ecran-que-sur-les-bancs-d-ecole
Poblocki, K. (2002). Becoming state The Bio-cultural imperialism of Sid Meier's Civilization. Focaal - European Journal of Anthropology(39), 163-177.
Pomian, K. (2000). Sur l'histoire. Paris, France: Gallimard.
Seixas, P. et Morton, T. (2013). The Big Six: Historical Thinking Concepts. Toronto: Nelson Education.
Swidler, A. (1986). Culture in Action : Symbols and Strategies. American Sociological Review, 51(2), 273-286.
Veyne, P. (1971). Comment on écrit l'histoire. Paris, France: Éditions du Seuil.
Watson, W., Mong, C. et Harris, C. (2011). A case study of the in-class use of a video game for teaching high school history. Computers and Education, 56, 466-474. doi: doi:10.1016/j.compedu.2010.09.007
Wertsch, J. V. (1997). Narrative Tools of History and Identity. Culture Psychology, 3(5), 5-20.
Wineburg, S. (2001). Historical thinking and other unnatural acts : charting the future of teaching the past. Philadelphie: Temple University Press.
- Se connecter ou créer un compte pour soumettre des commentaires