Enseigner l’histoire dans l’intérêt de la démocratie (Kristina Llewellyn)
L’enseignement de l’histoire comporte le potentiel de démocratiser notre compréhension du passé et de façonner notre conscience politique. C’est d’ailleurs ce potentiel qui m’a attirée vers le travail de THEN/HiER et de ses membres. Ma recherche porte sur les conceptions libérales et néolibérales de la démocratie dans l’enseignement tel que pratiqué au Canada dans le passé et aujourd’hui. Je réfère ici à la démocratie comme contrat social que les écoles ont la charge d’enseigner et qui présuppose une citoyenneté commune qui transcende les différences. L’enseignement de l’histoire offre le savoir-faire pour démasquer les inégalités systémiques cachées sous un message d’égalité. « Faire de l’histoire » offre la possibilité de replacer le concept de démocratie dans un contexte plus radical qui inclut une citoyenneté flexible et plurielle.
Dans Democracy’s Angels: The Work of Women Teachers (McGill-Queen’s University Press, 2012), je questionne la démocratie telle qu’évoquée pour les écoles de l’après-1945. J’y soutiens que le projet de démocratie libérale a connu une réussite hégémonique pendant cette période, car elle offrait une protection nationale contre les incertitudes de l’époque. L’unité nationale (national togetherness) était définie selon une « norme » souhaitée, c’est-à-dire de souche anglaise, de classe moyenne, de race blanche, de religion protestante et pratiquant l’hétérosexualité. Le contrat social de la démocratie, tel qu’illustré dans les recherches de Carole Pateman, se fonde plutôt sur une sphère idéologique différente selon laquelle le masculin participe de la sphère publique. Les enseignantes ont certes été accueillies comme participantes nécessaires à la « démocratisation » de l’école publique des années d’après-guerre à cause du manque de main-d’oeuvre, mais seulement au point où elles étaient porteuses d’une féminité normative. Elles étaient exclues de l’enseignement d’une citoyenneté rationnelle, autonome et ordonnée qui était considérée comme une chasse gardée naturelle des hommes. Dans le livre, j’utilise l’histoire orale pour exposer en détail la façon dont les enseignantes ont négocié ce paradoxe, selon leur position sociale, en incarnant et en altérant les leçons de citoyenneté par le pouvoir acquis dans la pratique de cette citoyenneté.
Ce travail a animé ma recherche sur les conceptions courantes de démocratie et d’éducation en sciences humaines. L’analyse des programmes-cadres révèle la persistance des structures coloniales de la citoyenneté, c’est-à-dire que notre ordre social néolibéral est illustré par l’individu rationnel (donc informé) et autonome qui agit selon les principes objectifs et universels qui transcendent les intérêts privés. Par exemple, le citoyen démocratique est imaginé comme participant à la construction du pays, ce qui est associé à des parlementaires qui sont en grande majorité des hommes, et non comme participant à la construction de la famille, ce qui est associé au travail des femmes à l’intérieur et à l’extérieur de la maison et qui consiste à donner des soins. De plus, les représentations familiales sont réservées aux premiers niveaux scolaires et sont presque inexistantes au secondaire où elles sont remplacées par la loi, le gouvernement et l’économie, desquels elles sont séparées. Cela soutient un cadre hiérarchique au sein duquel l’étude des sujets associés aux hommes requiert plus de maturité et d’autonomie et un esprit plus rationnel. Ce cadre avantage ceux qui sont perçus comme possédant de telles qualités, fortement associées à la masculinité.
Dans mes recherches actuelles, je cherche à comprendre comment nous pouvons perturber les modèles néolibéraux d’apprentissage. J’étudie d’abord les approches pour rétablir les études sociales. Au coeur d’une approche de rétablissement se trouve le relationnel ou l’attention aux bonnes relations qui permettent à l’humain de s’épanouir. En ce moment, le relationnel n’est pas un objectif explicite des sciences humaines. Comment la vérité et le jugement relationnels ainsi que le principe de subsidiarité peuvent-ils contribuer à l’enseignement de la pensée historique? Comment l’attention portée à un éventail de relations dans les sphères privées et publiques, au-delà de « l’éthique de soins », pourrait-elle permettre l’émergence de compréhensions alternatives de la citoyenneté dans notre histoire? Ensuite, je réfléchis au rôle de l’oralité dans l’enseignement de l’histoire. Les cours d’histoire dans la plupart des provinces incluent l’histoire orale parmi la liste des sources primaires, mais il n’existe pas assez de documentation qui cherche à comprendre comment les récits, la tradition orale et les histoires de vie sont liés à la pensée historique. Ces projets cherchent à démocratiser l’histoire et l’éducation, c’est-à-dire à inclure les marginalisés dans notre enseignement et notre apprentissage et à aider ces marginalisés à se joindre à un mouvement au sein duquel ils peuvent raconter des récits corrélationnels qui pourraient perturber les récits néolibéraux de notre passé et de notre régime politique.
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