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Ces lieux prédestinés, Ravenscrag

Posted by Philippe Denis
5 July 2014 - 1:02pm

Existe-t-il des endroits prédestinés? Des espaces qui par les jeux de l’histoire auxquels cette dernière s’adonne, deviennent les témoins de pratiques récurrentes? Bien qu’ayant certaines similarités, nous ne référons pas implicitement à la notion des lieux de mémoire de Pierre Nora, mais à un regard qui nous permet de juxtaposer certains faits, puis de regarder un endroit pour prendre conscience des similarités, des actes dont il a été le décor. Nous sommes donc plus près de l’idée d’une dynamique interne comme celle développée par Henri Focillon.

Pour notre première contribution, c’est à ces questionnements que nous avons décidé de nous consacrer par le biais d’une brève étude de cas. À un endroit que nous croyons être l’un d’eux, lieu de certaines pratiques médicales discutables, l’ancienne et oubliée résidence montréalaise de Sir Hugh Allan, Ravenscrag.

Ainsi, peu avant l’établissement de la bourgeoisie anglo-saxonne dans ce qui allait devenir le Golden Mile Square, l’actuelle adresse de l’avenue des Pins fut investie par l’entrepreneur et homme d’affaires Simon McTavish (vers 1750-1804), pour y construire sa résidence particulière, communément appelée le «château». Seulement la mort prématurée du «grand marquis», l’année où débutèrent les travaux, en marqua aussi l’arrêt. Les Montréalais s’habituèrent donc à voir ces vestiges sur la pente sud-est du Mont-Royal. La mode dans l’art paysager étant alors aux ruines romantiques, le site devient alors un lieu d’excursion comme le remémorent les souvenirs des voyageurs, à l’exemple de ceux de Timothy Bigelow, en 1806.

Toward evening we took calèches and drove out to the mountain. We passed by the new house of the late Mr. McTavish, which he has left unfinished, and we visited his tomb, which is situated behind the house in a thick wood on the mountain side. The situation is the most romantic that can well be imagined.

Et c’est ici qu’entre en considération l’idée des pratiques récurrentes, celle de l’étude de l’anatomie par la dissection dans un premier temps. Passage obligé pour l’obtention d’une licence en médecine par le Bureau des Examinateurs, le seul problème de cette exigence était que la législation ne permettait et ne fournissait pas le moyen de se procurer le matériel, en l’occurrence les cadavres. D’où résulta le développement des résurrectionnistes. Ici, des étudiants principalement qui avec l’approbation et la participation plus ou moins active des professeurs des écoles, partaient à la recherche de corps dans les cimetières et les charniers environnants.

En lien avec notre lieu, cette pratique favorisa la légende que les ruines McTavish étaient hantées. Les citadins remarquèrent en effet, aidé par l’ingéniosité des universitaires, qu’au lendemain des chutes de neige, une trace rectangulaire continue descendait de la montagne. C’était la preuve que le fantôme de McTavish assis sur son cercueil, venait à la rencontre des vivants. Mais, avec un minimum de distance et de connaissances historique et géographique, nous réalisons que l’École de Médecine de McGill, qui vers la moitié du XIXe siècle, fonctionnait déjà assez bien et avait un pressant besoin de cadavres pour dissection, se situe en contre-bas du lieu. De plus, nos recherches préparatoires nous ont appris qu’à cette époque, un certain Dr Horace Nelson possédait ou du moins connaissait l’existence d’un hangar non loin de l’Université, où les étudiants déposaient le fruit de leur larcin. Le trajet le plus discret en raison de cette activité condamnable, mais qui permit à la médecine d’évoluer, nous rappelons les problèmes qu’eurent les premiers anatomistes avec les autorités religieuses à leurs débuts, était donc de passer par le haut de la montagne. Et, malgré que les journaux se faisaient l’écho de ces vols, il reste intéressant de constater la naissance de cette légende dans la première moitié du XIXe siècle.

Si les aventures des résurrectionnistes cessèrent en 1883, conséquence directe de L’Acte d’Anatomie passé par le Parlement de Québec, lorsque le terrain et les ruines furent acquis en 1861, par l’homme d’affaires Hugh Allan (1810-1882) pour y bâtir Ravenscrag, le mausolée de McTavish et son principal locataire, suite au départ de la famille pour la Grande-Bretagne, étaient déjà enterrés sous plusieurs mètres de terre où ils reposent encore. En effet, il semble que lorsqu’Allan décida de délimiter le terrain par un vaste mur d’enceinte, la disposition de ce dernier dû être revu, car il passait sur la sépulture de l’ancien propriétaire. Abstraction faite de ce détail, le site connu ensuite une période d’accalmie.

Lieu de rencontre des membres les plus influents de la haute société économique et politique nationale, voire internationale, la renommée du lieu vécut en symbiose avec l’importance du Golden Mile Square. En effet, en novembre 1940, alors que ce dernier déclinait, la vaste résidence, ses dépendances et le terrain, après la vente du mobilier à l’encan, furent offerts à l’hôpital Royal Victoria qui après maintes tergiversations sur le futur du bâtiment, décida de le transformer en institut psychiatrique, l’Institut Allan Memorial.

Le site redevient alors l’endroit d’une autre pratique médicale discutable. Plus qu’un lieu de passage pour les résurrectionnistes, simple témoin, il fut entre 1956 et 1963, investit directement. En effet, durant cette période s’y poursuivirent sous la direction du Dr Ewen Cameron, diverses recherches et expérimentations sur le reconditionnement de la mémoire. Ce projet initié par la CIA est connu sous le nom MK-ULTRA. La destruction d’une part importante des archives aux États-Unis en 1972, les avis divergents sur les médecins ayant participé à ce projet, de même que la présence encore aujourd’hui de certains « participants » ou de leurs descendants, font en sorte que nous n’ouvrirons pas ce dossier. À chacun la possibilité de se faire une opinion.

En fonction de ces quelques éléments et si nous considérons qu’un lieu peut générer un cycle, nous sommes en mesure de nous interroger à savoir si le déménagement prochain des activités de l’hôpital Royal Victoria ouvrira une nouvelle période d’accalmie pour Ravenscrag. Aujourd’hui, désigné comme Site patrimonial du Mont-Royal, oublié bien que plusieurs gens y travaillent et qu’il soit visible en différents endroits de Montréal, la résidence de Sir Hugh Allan est l’ombre d’elle-même. Ayant le potentiel de devenir un lieu patrimonial, elle prend plus la forme d’un symbole de désintéressement que celui d’une riche histoire nationale.

RÉFÉRENCES:

COLLARD, Edgar Andrew, Montreal Yesterday, Toronto, Longmans Canada, 1962, 320 pages.
FOCILLON, Henri, Vie des formes, Paris, Presses universitaires de France, 1947, 124 pages.
LEBLOND, Sylvio, « Les voleurs de cadavres ou « résurrectionnistes », Trois siècle de médecine québécoise, Cahiers d’Histoire, numéro 22, 1970, p.154-173.
NORA, Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Éditions Gallimard, Coll. Quarto, 1997, tome I, 1642 pages.
RÉMILLARD, François, Brian MERRETT, Demeures bourgeoises de Montréal Le mille carré doré 1850-1930, Montréal, Éditions du Méridien, 1986, 242 pages.
RENAULT, Philippe, Montréal Insolite et secrète, Versailles, Éditions Jonglez, 2013, 255 pages.
SAPPOL, Michael, A Traffic of Dead Bodies Anatomy and Embodied Social Identity in Nineteenth-Century America, Princeton/Orford, Princeton University Press, 2002, 430 pages.
VÈNE, Magali, Écorchés L’exploration du corps au XIVe- XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel/Bibliothèque nationale de France, 2001, 95 pages.

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