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Ce que peuvent nous révéler les sources ou le jeu de pistes de la documentation (partie 2)

Posted by Philippe Denis
27 Mars 2016 - 8:17am

Voici quelques mois, nous avons débuté une réflexion sur les préoccupations qui animent le quotidien du chercheur, voire plus particulièrement celles provoquées par l’emploi des sources visuelles et écrites. Par le biais de notre recherche doctorale et professionnelle, où notre intérêt se porte sur les prémices du système contemporain de la mode au milieu du XIXe siècle, à la compréhension et à la promotion de son patrimoine, nous abordions les écueils qui se dressent lors de leurs études. Nous exposions alors notre intention de présenter nos réflexions en deux parties qui correspondent à deux sources potentielles, les journaux illustrés et les romans. Nous terminerons donc cette idée aujourd’hui.

Le roman

Puisque le titre provisoire de notre thèse Les Rougon-Macquart, patrimoine vestimentaire disparu, évoque de façon explicite notre intérêt pour la mode sous le Second Empire (1852-1870) par l’analyse du portrait littéraire qu’en donne l’écrivain et chef-de-file du mouvement naturaliste Émile Zola (1840-1902), nous rappelons que le réalisme qui traverse cette série romanesque force une opposition entre les fonctions complémentaires, montrer et cacher, du vêtement. En littérature, la reprise de ces dernières s’inscrit dans la vestignomie théorisée dans le Traité de la vie élégante, et mise en œuvre dans La Comédie humaine, par l’écrivain Honoré de Balzac (1799-1850). C’est-à-dire un dialogue du visible et de l’invisible qui révèle la personnalité psychologique et moral d’un personnage par la description de ses habits à un moment précis, comme l’indique Rose Fortassier, dans Les écrivains français et la mode. Dans cette logique, la tenue s’apparente donc à un masque.

Mais, transposée dans l’histoire sociale, la vestignomie semble tirée partie d’une volonté de plus en plus perceptible depuis l’avènement des Lumières, qu’à l’individu de s’affranchir de son rôle social, du personnage auquel sa classe sociale le destine dans un premier temps, et où le vêtement joue un rôle. Par l’affranchissement que permet l’abandon des lois somptuaires et la quête de l’éphémère que nourrit l’individualisme positif qui se caractérise en l’obligation d’être soi-même, de s’inventer, de construire son identité à travers tous les possibles, la mode favorise cette transformation tout en rassurant puisqu’elle impose sa volonté. L’industrie de la mode a bien compris ce dernier élément qui semble être une explication probable quant à la difficulté qu’ont certains de ses acteurs d’être attentifs aux désirs des consommateurs. Malgré que la rue soit de plus en plus évoquée comme source d’influences, il serait effectivement ardu d’affirmer que les collections reflètent l’ensemble du portrait urbain. L’affirmation générale qui veut que les tendances soient imprévisibles se voit infirmée, puisqu’une sélection est effectuée préalablement et que comme consommateur nous nous y conformons. Dans ce contexte, la notion d’imitation émise par le sociologue Georg Simmel (1858-1918) transparaît.

C’est ainsi que Les Rougon-Macquart, par le panorama de la société française du milieu du XIXe siècle qui y défile, offrent des pistes de recherches valables. Par son souci élevé du détail, Zola fournit en effet toute la précision désirée dans sa description des tenues portées par ses nombreux personnages, féminins et masculins. Mais, en lien avec les périodiques, nous constatons que si la mode est destinée dans un premier temps aux femmes, la littérature qui s’y intéresse est principalement dominée par des hommes. En effet, bien qu’à partir des années 1850, la mode devient l’un des sujets de prédilection dans les conversations, les pseudonymes masculins employés par des femmes, dont George Sand (1804-1876) reste la plus célèbre, pour publier ne vient que confirmer ce fait. Il revient aussi de se méfier des rares noms féminins, comme Marguerite de Ponty et Miss Satin, chroniqueuses dans la revue La Dernière Mode, qui cachent le poète et critique Stéphane Mallarmé (1842-1898). Ce contexte ne vient que renforcir la distinction entre la mode comme objet futile ou objet social. Dans cette même veine, ce n’est donc pas un hasard si en raison des intrigues qui s’y déroulent que dans La Curée, Son Excellence Eugène Rougon et Une page d’amour de Zola, les descriptions y soient plus nombreuses et attachées de diverses façons à des personnages féminins futiles ou intrigantes, dont ceux de Renée Saccard, née Béraud du Châtel (La Curée), Clorinde Delestang, née Balbi (Son Excellence Eugène Rougon) et Juliette Deberle, née Letellier (Une page d’amour), dans leurs manières d’être et de vivre. Et, si dans d’autres romans, par exemple dans La faute de l’abbé Mouret, la garde-robe n’est pas aussi importante que le personnage qu’elle vêt, il advient que l’écrivain remplace par des caractéristiques textiles – chatoiement, douceur, … – un vocabulaire plus charnel ou comme métaphore d’une nature luxuriante et fantasmée.

Il promenait lentement le regard sur son visage rose, qui s’abandonnait comme endormi ; les paupières avaient une délicatesse de soie vivante […]

et,

Par moments, ils disparaissaient jusqu’aux chevilles dans la soie mouchetée des silènes roses, dans le satin panaché des œillets mignardise, dans le velours bleu des myosotis, criblé de petits yeux mélancoliques.

Ces précisions permettent donc d’aborder avec une distance convenable des romans fortement marqués qui attaquent le Second Empire par le biais des descriptions de sa mode. La crinoline, le sous-vêtement finissant pas définir la robe qu’il sous-tend, reste encore associée au régime impérial, bien qu’elle ait été le reflet des valeurs psychosociologiques de l’Occident du milieu du XIXe siècle, et portée dans toutes les classes sociales. Voire plus particulièrement à l’Impératrice Eugénie, malgré le fait que les Souvenirs intimes de Madame Carette, deuxième lectrice de la souveraine, puis les travaux de la conservatrice du patrimoine au Musée Galliera, Alexandra Bosc, font état d’une impératrice peu intéressée par l’aspect officiel du vêtement qu’elle désigne comme ses robes politiques, malgré la conscience qu’elle a quant à leur importance comme vitrine du savoir-faire français, pour favoriser la production, principalement celle des soyeux lyonnais.

Il nous semble donc voir dans les descriptions vestimentaires romanesques que nous soulignons, une évocation d’une société corrompue, obsédée par le carpe diem, dont le propriétaire Octave Mouret du grand magasin Au Bonheur des dames, dans le roman éponyme, représente l’un des grands maîtres-d’œuvre.

Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l’y tenir à sa merci. C’était toute sa tactique, la griser d’attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre.

Les choix descriptifs malgré le réalisme dans lequel ils s’inscrivent, ne sont donc pas anodins, ne serait-ce que parce qu’ils soutiennent une intrigue romanesque. Élément qui s’ajoute au fait que Zola n’était pas un fervent bonapartiste.

Ainsi, puisque notre thèse s’inscrit dans une notion patrimoniale et que nous espérons que la finalité de notre projet résultera en une exposition virtuelle, notre démonstration rejoint les propos du philosophe, historien et essayiste Krzysztof Pomian, lorsqu’il écrit sur les conditions auxquelles tout objet exposé doit satisfaire pour être qualifié de sémiophore. Pour qu'une valeur puisse lui être attribuée par un groupe ou un individu, il faut et suffit qu’il soit utile ou chargé de signification. Joint à un processus patrimonial qui en certaines occasions lui retire toute fin utilitaire, l’élargissement de la définition du sémiophore donne au vêtement un rôle symbolique. Sa création dans les ateliers, sa vie utile, son entrée dans les réserves et les études dont il a fait l’objet, voire le regard que lui porte le public, deviennent les témoins des différents changements, voire des luttes, que la société connaît.

 

RÉFÉRENCES

FORTASSIER, Rose, Les écrivains français et la mode, Paris, Presses universitaires de France, 1988, 233 pages.

JOIN-DIÉTERLE, Catherine (sous la dir.), Robes du soir 1850-1990, Catalogue de l’exposition temporaire présentée au Musée Galliera du 27 juin au 28 octobre 1990, Paris, Paris Musées, 1990, 287 pages.

JOIN-DIÉTERLE, Catherine (sous la dir.), Au paradis des dames Nouveautés, modes et confections : 1810-1870, Catalogue de l’exposition temporaire présentée au Musée Galliera du 27 janvier au 25 avril 1993, Paris, Musée de la mode et du costume, 1992, 151 pages.

JOIN-DIÉTERLE, Catherine (sous la dir.), Sous l’Empire des crinolines, Catalogue de l’exposition temporaire présentée au Musée Galliera du 29 novembre 2008 au 26 avril 2009, Paris, Paris Musées, 2008, 211 pages.

LIPOVETSKY, Gilles, L’empire de l’éphémère la mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Éditions Gallimard, 1987, 395 pages.

LOLIÉE, Frédéric, La Fête Impériale, Paris, Éditions Jules Tallandier, s.d. (1912), 295 pages.

PINÇON, Michel, Monique PINÇON-CHARLOT, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, Éditions La Découverte & Syros, 2007 (2000), 121 pages.

POMIAN, Krzysztof, « Entre l’invisible et le visible : la collection », Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Payot, 1978, p.3-56.

RICHARDSON, Joanna, Les courtisanes Le demi-monde au 19e siècle en France, Paris, Éditions Stock, 1968 (1967), 271 pages.

RIOUX, Jean-Pierre, Jean-François SIRINELLI (sous la dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Univers historique », 1997, 455 pages.

SAILLARD, Olivier, Anne ZAZZO (sous la dir.), Paris Haute couture, Catalogue de l’exposition temporaire présentée à la salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville de Paris de mars à juin 2013, Paris, Skira / Flammarion, 2012, 287 pages.

SIMMEL, Georg, Philosophie de la mode, Paris, Éditions Allia, 2013 (1905), 58 pages.

ZOLA, Émile, Les Rougon-Macquart Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard, Coll. « Folio classique », 20 tomes.