L'avortement:une histoire d'influence!
13 October 2013 - 4:59pm
Dans les manuels d’histoire québécois, le droit à l’accès à l’avortement se résume souvent à une image, celle de femmes manifestant dans la rue et qui revendiquent leur liberté de choix, et à un court texte qui, en l’espace de quelques lignes, résume ainsi la situation : les femmes obtiennent l’accès à l’avortement, la Cour suprême rendant invalide l’article du Code criminel qui criminalise l’avortement dans l’arrêt Morgentaler. Rien donc sur le comment se sont organisés certains groupes pour tenter d’influer la position de la Cour, ni dans l’affaire Morgentaler, ni dans celle de Tremblay contre Daigle. À la lecture de ces manuels, les élèves pourraient être amenés à produire un lien de causalité simpliste : des manifestations de féministes dans les rues ont permis le libre accès à l’avortement au Canada.
C'est d'ailleurs ce qui m’a donné l’idée d’aborder l’histoire du droit à l’avortement sous cet angle, celui de l’influence du pouvoir juridique. Inspirée par l’approche qui utilise l’empathie historique, j’ai voulu créer une SAÉ qui permettrait aux élèves non pas de rapidement se prononcer sur le bien-fondé de l’accès à l’avortement dans les sociétés occidentales, mais sur le processus qui permet à une société de statuer sur une question hautement contestée à un moment de son histoire. Inspirée par les travaux de Yeager et Doppen (2001) qui se sont intéressés à la compréhension de la décision de Truman de faire bombarder Hiroshima et Nagasaki par des élèves de 2e secondaire, j’ai cherché à présenter aux élèves de 4e secondaire en histoire et éducation à la citoyenneté et en éthique et culture religieurse différents points de vue afin de leur permettre d’établir le contexte historique entourant l’affaire Tremblay-Daigle en 1989. En effet, Yeager et Doppen ont proposé aux élèves un dossier documentaire qui regroupait différentes sources qui leur permettaient de se positionner sur la décision de Truman. L’idée était ici d’éviter les pièges du présentivisme et de mener les élèves à développer un esprit critique, une pensée historique. La question n’était pas de savoir si les élèves appuyaient ou non la décision prise par Truman, mais plutôt de savoir si, en s’appuyant sur les documents mis à leur disposition, les élèves pouvaient construire une explication valable pour expliquer pourquoi Truman avait ordonné le bombardement de ces deux villes japonaises en 1945 (Yeager et Doppen, 2001). Je m’éloigne donc ici de la dichotomie habituelle où l’on présente l’accès à l’avortement comme allant de soi dans une société de droit où les femmes jouissent du même statut juridique que les hommes. Car, ne nous leurrons pas, c’est ainsi que le présente la plupart des manuel et même le PFÉQ, dans l’interprétation que peuvent en faire certains, peut donner cette impression.
Cette SAÉ sert donc à décortiquer le combat juridique et politique qui s’est joué en 1989 et qui concernait le statut juridique du fœtus, statut qui, s’il avait été reconnu, serait venu interférer avec le droit de la femme à disposer de son propre corps. Les dossiers documentaires, au nombre de huit, ont été constitués à partir de mémoires déposés à la Cour suprême afin d’influer la lecture du droit de cette dernière ainsi qu’à partir de sources primaires permettant d’établir les positions de groupes d’influence qui, eux, voulaient contraindre le politique à adopter leur position respective en faisant légiférer le gouvernement fédéral. Huit points de vue donc sur une question complexe qui allait bien au-delà de son aspect juridique. Ici, je visais à ce que le contexte historique, non seulement de son point de vue juridique, mais également éthique, moral, politique et religieux, soit bien établi.
En construisant ces huit dossiers, je me suis moi-même «troublée»! Moi qui avais une opinion sur l’avortement, une opinion fondée, mais immobile depuis plusieurs années, j’ai été contrainte, par la lecture des arguments des différents groupes, à repenser les miens, à revoir ma position, à reconstruire une opinion valide, à admettre mes propres représentations sociales. Alors quel effet cette SAÉ aura sur les élèves de 4e secondaire d’HÉC et sur ceux d’ÉCR qui tenteront de comprendre le contexte dans lequel la Cour suprême a statué dans l’affaire Tremblay-Daigle et qui voudront saisir pourquoi le gouvernement fédéral n’a toujours pas légiférer l’accès à l’avortement? Car rappelons que l’arrêt Morgentaler de 1988 a rendu l’article du Code criminel qui criminalise l’avortement invalide, parce qu’il portait atteinte à l’intégrité physique et émotionnelle des femmes et parce qu’il violait leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. En rendant cet article caduc, la Cour suprême demandait par le fait même au gouvernement fédéral de refaire ses devoirs s’il voulait légiférer la question de l’avortement (R. c. Morgentaler (1988) 1 R.C.S. 30, pages 5-6). Or, depuis cet arrêt, le gouvernement fédéral n’a su, pu, voulu intervenir pour modifier la législation afin de déterminer clairement sa position par rapport à ce dossier, ce qui explique peut-être en partie les nombreux retours de cette question dans l’actualité. Et ce sont ces nombreux retours qui m’ont interpelée. Le dossier de l’accès à l’avortement n’offre-t-il pas la possibilité de participer au développement de l’engagement citoyen?
La réponse dans quelques mois, lorsque j’aurai pu tester cette SAÉ qui sera bientôt disponible sur le site d’Éducaloi (www.educaloi.qc.ca).
Bibliographie :
Code criminel, Art. 287 (1) (4). Anciennement l’article 251.
R. c. Morgentaler (1988) 1 R.C.S. 30, pages 5-6 (28 janvier 1988)
Yeager, E.A. et Doppen, F.H. (2001). Teaching and Learning Multiple Perspectives on the Use of Atomic Bomb : Historical Empathy in the Secondary Classroom. Dans Davis, O.L. Jr., Yeager, E.A. et Foster, S.J. (dir.). Historical Empathy and Perspective Taking in the Social Studies (1e édition, p.97-114). Lanham, États-Unis : Rowman & Littlefield Publishers, Inc.
Source de l'image: Bilan du siècle, Université de Sherbrooke