De l'empathie de la "petite vie" à la grande histoire ou comment faire ressentir aux élèves ce qui les ennuie.
3 April 2012 - 11:32am
Devant moi, des jeunes écorchés, démotivés, ou dysfonctionnels, pour qui l’Histoire avec un grand « H » n’apparaît que comme des lignes d’ennui, des pages d’un verbiage nauséeux où leur sont présentés des personnages qui, à leurs yeux, n’ont rien à leur apprendre sur la vie. Leur propre histoire est déjà envahissante, comment pourraient-ils s’approprier celle de quelqu’un d’autre? Car, ne vous y trompez pas, cette histoire qu’on leur demande de s’approprier, ils ne peuvent se résoudre à s’y inclure. Pourquoi? Est-ce parce qu’ils sont les exclus depuis tant d’années du récit quotidien des écoles qu’ils fréquentent? Est-ce parce que le récit de ces personnages qu’on souhaite si héroïques ne peuvent s’accrocher à leur propre histoire si déformée?
Enseigner l’histoire à des élèves du secondaire en adaptation scolaire, ce n’est pas discourir sur une nappe à carreaux par un beau dimanche après-midi au parc Lafontaine. Ce n’est pas non plus devoir reprendre l’histoire du bouton à quatre trous. Ils sont, ces jeunes, intéressés sans le savoir. Sans le savoir, car pour eux, l’histoire est une succession de dates, de phrases trouées qu’il leur faut compléter dans des cahiers d’activités qui n’ont d’activités que le mot, d’extraits de films où on fait revivre des gens morts pour les faire mourir d’ennui. L’histoire et la réalité sont à leurs yeux inconciliables. Alors devenir leur enseignante d’histoire, c’est accepter un rôle d’intermédiaire qui doit dépasser le simple concret pour atteindre un absolu très personnel et très politique. Absolu? Je sais, vous pourriez me remettre sur le nez que ce terme ne semble appartenir à aucune formule pédagogique. Et vous auriez raison. C’est ma formule. Une formule apprise sur le tas, car à la base, je n’étais pas formée pour enseigner à cette clientèle.
Pour initier un lien avec ces élèves pour qui les relations avec les enseignants sont trop souvent associées au mot échec, je leur parle de moi. De mon père qui a connu l’arrivée de l’eau courante et du papier hygiénique. De ma mère qui a découvert, un jour de juin 1958, la serviette hygiénique (et ce, même si elle avait été inventée dans les années 1920), de mon grand-père qui a eu son premier réservoir à eau chaude électrique en 1964, de ma sœur, lesbienne, qui se bat pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et de moi qui, enfant, devait se lever pour changer les postes de la télévision. Donc, en leur parlant de ma famille, de moi, je leur parle d’une époque, d’une société. Ils écoutent, questionnent, doutent parfois de ce que je dis, cherchent à en savoir plus, demandent à leurs, parents, leurs grands-parents de confirmer mes dires. Ils sont heureux de revenir avec d’autres éléments de réponse, de questionnement. Ils parlent d’une autre époque, ils s’y intéressent, ils la questionnent, et, je vous le jure, questionnent leur propre époque, se demandant pourquoi certaines choses ont changé, pourquoi d’autres pratiquent la loi de l’inertie. Une forme de méthode se rapprochant de celle historique à partir d’élément anodins de la vie quotidienne de gens qu’ils ont l’impression de connaître à travers moi se dessine alors.
Et pourquoi ne pas appliquer cette méthode à l’ensemble des époques? Je vous entends rouspéter! Non, je n’ai pas connu mes arrières-arrières-arrières-arrières-arrières exposant à la 10 grands-parents qui ont vécu en Perche au Moyen-Âge. Alors comment leur rendre accessibles des sociétés si lointaines, tant en espace qu’en temps, en utilisant ma méthode pédagogique? Hé bien par mes photos de voyages et par des artéfacts. J’ai eu la chance de voyager beaucoup. Vraiment. Et j'ai des photos. Beaucoup. Et des artéfacts. Quelques-uns. Pas de quoi ouvrir une boutique d’antiquaire, mais assez pour impressionner des élèves. Alors je leur apporte mes albums version papier ou version Ipad et je leur parle de St-Jacques-de-Compostelle, de El-Jem et de son colisée romain, de la Mosquée bleue. J’apporte un casque allemand de la Première Guerre mondiale et j’aborde l’invention des armes de destruction massive. Je leur laisse prendre dans leurs mains un brassard de prisonnier juif de la Deuxième Guerre mondiale et je les questionne sur le procès de Nuremberg. Et nous discutons. Nous comparons avec l’actualité. Ils comprennent alors les liens entre le passé et le présent. Ils questionnent, doutent et enfin, je vous le jure (ne soyez pas si sceptiques, je vous en prie!), critiquent la société. Et, enfin, ils ont de quoi alimenter leur critique. Et sans le savoir, ils ont été exposés à la promotion de la pensée critique et à la rigueur scientifique.
Mais voilà, je vous entends déjà dire à vos collègues qu’il n’est pas donné à tous de voyager ou de se procurer des artefacts. Et vous avez raison. Vous comprenez maintenant le sens du terme absolu dans l’appellation de ma méthode! Avec ces élèves, tout semble être relationnel, tant les conflits que les réussites. C’est pourquoi j’ai choisi cette méthode. Une méthode qui fait jouer l’empathie, qui repose sur ce qu’ils éprouvent, eux qui éprouvent encore plus que tous les autres jeunes de leur âge. Je sais que je prends un risque à chaque fois en partageant ce que je suis avec eux. Mais cette ouverture, cette empathie que j’éprouve moi-même, ils la perçoivent comme de la sincérité à leur endroit et cela nous permet de construire une réelle relation qui dépasse le statut enseignant-élève. C’est une relation entre une historienne réellement passionnée et de futurs citoyens (certains le sont déjà pleinement) qui s’installe. Ils apprennent à être autre chose que des élèves avec des difficultés. Ils apprennent qu’ils savent (déjà) penser. Une pense qui, certes, manque de structure, mais dont le germe est bien présent.