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«On aurait besoin de sources objectives, mais qui les écrit?»

Posted by Raphaël Gani
18 May 2016 - 6:55pm

Par Marc-Alexandre Prud'homme.

La majorité des contextes scolaires approche l'enseignement de l'histoire comme consistant à présenter le récit du passé que l'élève devra mémoriser (Nokes, 2012; Barton & Levstik, 2004; Lesh, 2011). Cette vision de l'enseignement de l'histoire repose sur la présupposition qu'il existe un consensus entre les historiens par rapport au passé. Or, alors que selon Nokes (2012) et Lesh (2011), l'absence de consensus relatif au passé offre plusieurs possibilités quant à l'enseignement de l'histoire et à la mise en pratique de la démarche historique, une majorité d'outils accessibles aux enseignants d'histoire au Québec semble réduire la démarche historique, notamment dans le cadre de l'analyse de sources, à un exercice de repérage d'informations (ex: Musée McCord 2016; Récitus, 2016).

Or, l'objectif de cet article sera de présenter un type d'activités qui exploite cette absence de consensus à travers des consignes simples et concrètes telles que proposées par Lesh (2011) tout en permettant de travailler certains concepts associés à la pensée historique, notamment les notions d'importance et de preuve, et ce, dans le cadre d'une démarche historique impliquant l'analyse (par opposition, au repérage) de circonstances de production (auteur, motivation, auditoire…).

Le type d'activités suggéré s'effectue à travers l'analyse de sources primaires et tient compte de la difficulté d'avoir accès à plusieurs ressources en salle de classe. Pour ce faire, je vais discuter du type de questionnement qui peut guider ce genre d'activités pédagogiques.

En ce sens, je vais commencer par me baser sur un exemple concret d’une activité cohérente avec cette approche que j’ai utilisée avec des étudiants en enseignement à l’université (par après, je vais discuter d’un exemple d’activités que j’ai pu effectuer avec des jeunes d’âge du secondaire). L’objectif de l’activité est d'amener l'élève à déterminer comment on devrait se souvenir du Congrès National Africain (CNA) et de son travail avant 1994. Différentes approches peuvent être entreprises afin de répondre à cette question. Pour introduire la question, je commence en montrant deux caricatures différentes de Nelson Mandela, l’une le montrant fier et sérieux, et l’autre le représentant comme joyeux et souriant, et je demande aux élèves de comparer les deux documents et d’énumérer des différences entre les deux.

Après avoir collectivement identifié une certaine quantité de différences entre les deux images, je leur demande de formuler quelques hypothèses quant aux différences de motivation de deux auteurs de ces caricatures, et ce, afin d’amener l’idée que les motivations d’un auteur peuvent avoir un impact sur le récit qu’il produit ou sur les témoignages qu’il peut effectuer. Par la suite, afin d’initier mes étudiants à l’Apartheid, je leur partage un certain nombre de photos prises en Afrique du Sud dans le contexte de l’Apartheid représentant quelques caractéristiques de cette période, par exemple, l’une d’elles montre une affiche interdisant la présence de noirs sur une plage et une autre présente l’intervention de policiers blancs auprès d’enfants noirs lors d’une manifestation. À partir de ces photos, je demande à mes étudiants de me nommer ce que ces photos nous apprennent sur les relations entre noirs et blancs lors de l’Apartheid.

Après avoir analysé en groupe différentes images du genre, je demande à mon groupe de me dire ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été noirs dans le contexte de l’Apartheid. Après avoir pris en note au tableau quelques-unes de leurs idées, je leur mentionne sans plus que le CNA fut un groupe à l’époque qui était dans cette situation. C’est alors que je me permets d’introduire la question qui va structurer tout notre travail à savoir comment on devrait se souvenir de ce groupe. Afin de répondre à cette question, je divise ma classe en 4 groupes. À chaque groupe, je remets une source primaire différente qui traite du CNA à un moment ou à un autre entre les années 45 et 90. Une de ces sources présente le CNA comme étant un groupe de communistes, une autre comme étant un groupe pacifique, une troisième comme étant des victimes, une quatrième présente une liste d’accusations contre le CNA…

À l’aide de leur source, chaque groupe a à répondre à notre question de départ en une à deux phrases tout en justifiant leur réponse à l’aide d’au moins deux éléments de leur document. Cette étape leur permet non seulement d’analyser le contenu d’une source primaire, mais aussi de co-construire un court récit travaillant, entre autres, les idées d’importance historique et de critères afin de justifier leur choix.

Une fois que chaque groupe a identifié leur phrase pour se souvenir du CNA, je leur demande de former des nouveaux groupes de quatre dans lesquels il va y avoir un représentant de chaque document partagé, car, à ce moment, les étudiants ne sont toujours pas conscients du contenu des autres documents. Une fois les groupes formés, je demande à chacun de partager leur phrase et leurs justifications aux autres membres de leur groupe, et ce, dans l’optique d’en apprendre sur les autres documents, mais surtout afin qu’ils formulent dans leur nouveau groupe un nouveau récit d’une à deux phrases par rapport à comment on devrait se souvenir du CNA, récit qui tient maintenant compte des informations tirées de l’analyse effectuée des autres documents par leurs nouveaux collègues.

À cette étape, un débat autour de différentes perspectives s’amorce alors que la personne ayant eu une source présentant le CNA comme des communistes est confrontée aux propos de la personne ayant analysé la source qui présente le CNA comme étant un groupe pacifique, par exemple. Dès qu’ils réussissent à s’entendre sur une nouvelle façon de se souvenir du CNA, je demande à chaque groupe de partager leur nouveau récit d’une à deux phrases à la classe pour alimenter quelque peu les échanges autour de la question. Lorsque cette conversation tire à sa fin, je donne à chaque groupe un document qui présente les circonstances de production de chacun des documents qu’ils ont analysé.

Ce nouveau document indique donc qui a écrit les propos qu’ils ont lus, dans quel contexte, à quel endroit, mais surtout dans quel but et pour qui ils ont écrit ou prononcé ces mots. Par exemple, le document informe qu’une des sources analysées à été écrite par le président de l’Afrique du Sud au temps de l’Apartheid, Frederik De Klerk, avant que son gouvernement négocie avec le CNA alors que De Klerk s’adressait tant à tout l’Occident, qu’au CNA et qu’aux électeurs sud-africains, alors qu’une autre source fut rédigée par l’avocat du CNA, un Afrikaner, lors d’un procès au cours duquel le CNA était accusé de complot, d’attentat et de sabotage. Or, je demande à chacun des sous-groupes à la lumière de ces nouvelles informations de formuler un nouveau récit d’une à deux phrases avec quelques justifications tirées des sources et de leurs circonstances de production par rapport à comment on devrait se souvenir du CNA. C’est dans ce contexte que, selon moi, les étudiants peuvent en apprendre sur l’importance de tenir compte des circonstances de production lors de l’analyse de sources primaires et secondaires, et également sur la notion de perspective en histoire, car, en effet, Margarer Thatcher n’aura pas la même opinion que Desmond Tutu sur le CNA. C’est à ce moment que je demande aux étudiants de me dire comment les circonstances de production ont pu affecter leur opinion par rapport au CNA.

Après avoir terminé cette discussion et après avoir comparé ce qu’on a pu comprendre que le CNA a fait dans le contexte de l’Apartheid aux idées partagées à ce sujet par mes étudiants au début de l’activité, j’effectue un retour sur l’importance des circonstances de production. En ce sens, j’aime bien demander à mes élèves des sources produites par qui, pour qui et dans quel objectif ils auraient besoin afin d’avoir une représentation plus complète du CNA. Parfois, cette question amène certains élèves à suggérer qu’ils auraient besoin de sources objectives, ce qui permet par la suite de déconstruire cette idée et dans d’autres circonstances à suggérer qu’ils auraient besoin davantage de sources produites par des membres du CNA tant à l’époque qu’aujourd’hui, par exemple.

Comment on devrait se souvenir d’une personne ou d’un groupe représente une formulation de questions permettant d’effectuer ce genre d’activités, mais il en existe d’autres, en voici quelques exemples: quelles étaient les motivations des «Pères-fondateurs» du Canada, comment étaient perçues les suffragettes dans les années 30 et 40, quand a commencé la révolution tranquille, quand s’est-elle terminée, qui devrait-on considérer comme responsable du 11 septembre. Cette dernière question a beaucoup de potentiel en liens avec les circonstances de production, alors qu’il devient possible d’exploiter plusieurs théories du complot avec les élèves tout en les laissant faire leurs propres interprétations de différentes sources primaires. L’utilisation de ce genre de questions pour développer des compétences avec des élèves n’est toutefois pas propre à l’histoire. En effet, avec mes jeunes d’âge du secondaire, nous avons pu effectuer une activité similaire afin de déterminer comment on devrait considérer les propos de Stephen Harper en lien avec la création d’emplois d’un pipeline (comme des mensonges, comme la vérité, comme un petit mensonge (white lie)...). Pour ce faire, nous avons analysé les propos d’environnementalistes, de journalistes et d’autres politiciens pour que chacun puisse tirer ses propres conclusions.

 

Références

Levstik, L. S. & Barton, K. C. (1997). Doing History: Investigating with Children in Elementary and Middle Schools. Mahwah,  New Jersey: Lawrence Erlbaum.

Lesh, B. (2011). Why Don’t You Just Tell Us the Answer: Teaching Historical Thinking in Grade 7-12. Portland, ME: Stenhouse Publishers.

Musée McCord. (2016). D’humour et d’humeur. Consulté le 2016-04-04 http://www.mccord-museum.qc.ca/scripts/viewobject.php?section=162&Lang=2&tourID=VQ_P4_5_FR&seqNumber=1.

Nokes, J. (2012). Building Students’ Historical Literacies: Learning to Read and Reason with Historical Texts and Evidence. New York: Routledge.

Récitus. (2016). Sociétés et territoires. Consulté le 2016-04-04 http://primaire.recitus.qc.ca.

Comments

La critique des sources

Excellent texte présentant une démarche qui va de la question posée à l'analyse des sources, puis à leur confrontation.

On considère souvent (par ex., Catherine Duquette, 2011) que les élèves du secondaire (sans parler des étudiants universitaires....) ont de la difficulté à atteindre une conception de l'histoire comme construction collective raisonnée d'une représentation du passé. Est-ce que la démarche décrite ici en amène davantage vers cette conception?

 

(Désolé de le noter, mais en français, il est préférable de parler de "sources" plutôt que de "sources primaires", terme qui est un anglicisme. On rend "secondary sources" par "études". Voir http://www.er.uqam.ca/nobel/hismedia/navigation/page_description.php.)