Qui est le premier Premier ministre du Québec ? La mise en scène d’une « ignorance collective »
12 January 2015 - 4:30pm
Qui a été le tout premier Premier ministre du Québec? Cette question se trouve dans un sondage réalisé en 2010 à la demande de la Coalition pour l’histoire. La majorité des 1021 Québécois interrogés sont incapables de trouver dans leur mémoire, le nom de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau. La mise en scène de cette « ignorance collective » est révélatrice à plusieurs égards.
J’analyserai la mise en scène de cette « ignorance collective » à travers un site web, un rapport de sondage, un communiqué de presse, un texte, deux articles de journaux et enfin, une déclaration de ministre. Chacun de ces documents s’intègre dans une mise en scène qui sert les intérêts de la Coalition pour l’histoire. Au lieu d’offrir un portrait fiable à propos du sondage ainsi que du lien entre la connaissance et l’enseignement de l’histoire, cette mise en scène accentue l’effet dramatique rattaché au message de la Coalition : l’ignorance de Chauveau est liée au « piètre » enseignement de l’histoire.
Il ne s’agit pas d’incriminer la Coalition pour l’histoire, qui agit comme un groupe de pression. D’autres groupes tels que Historica Canada utilisent ce genre de mise en scène qui plait aux médias et influence les gouvernements vers des réformes. Néanmoins, à l’opposé des travaux académiques, les études et sondages produits par ces groupes de pression échappent habituellement à la révision systématique offerte ici.
Le sondage. D'après le site web de la Coalition pour l’histoire, ce groupe de pression veut permettre aux « jeunes Québécois de toutes origines » d'acquérir des connaissances sur l'histoire. Cette acquisition de connaissances serait compromise par « la dérive actuelle des énoncés et des contenus de programme en histoire ».
Dans le premier paragraphe du site, on présente l’historique du regroupement fondé en 2009 et qui regroupe de multiples personnes et organismes, dont la Société des professeurs d'histoire du Québec ainsi que l'Union des écrivaines et écrivains québécois. Le fondateur de la Coalition – la Société Saint-Jean Baptiste – est absent de cet historique; il faut relever cette omission pour comprendre l’origine d’un sondage réalisé en 2010 à propos du premier Premier ministre du Québec.
À la veille de Noël, du 20 au 23 décembre 2010, la Coalition pour l’histoire en collaboration avec la Fondation du Prêt d’honneur de la Société Saint-Jean Baptiste commande à la firme de sondage Léger Marketing un sondage auprès d'un millier de Québécois. Recrutés via le web par Léger Marketing, 1021 Québécois âgés de 18 à 65 ans et plus composent l’échantillon.
Selon le communiqué de presse produit par la Coalition, ce sondage vise à « sensibiliser le public aux lacunes de l’enseignement de l’histoire au Québec et de l’histoire politique en particulier ». Pour ce faire, on choisit cette question accompagnée d’une consigne : « Qui a été le tout premier premier ministre de l'histoire du Québec ? Veuillez répondre au meilleur de votre connaissance, sans aucun recours à d'autres sources d'information. » Dans cette question, le terme « de l’histoire » apparaît superflu.
En janvier 2011, Léger Marketing produit un rapport qui expose les résultats du sondage. Ainsi, la majorité des gens interrogés (66%) « affirment ne pas savoir qui a été le premier premier ministre de l’histoire du Québec. » En fait, les gens devaient répondre à la question ou cocher l'option « Je ne sais pas ». La bonne réponse se trouve au deuxième rang des réponses les plus populaires : Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (6%), suivi de Taschereau, Laurier, Duplessis et Mercier (3% chacun).
Le 1er mars 2011, la Coalition pour l’histoire publie un communiqué de presse afin de promouvoir le sondage. Ce communiqué stipule que : « [l]a quasi-totalité des répondants (94%) sont incapables d’identifier correctement le premier Premier ministre, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau. » Cette affirmation laisse entendre qu’il s’agissait d’« identifier » Chauveau. La question évalue plutôt deux capacités : 1) garder en mémoire le nom de Chauveau; et 2) retrouver spontanément le nom de Chauveau dans sa mémoire, sans aide extérieure. Par contraste, un exercice d'identification requiert une image ou une liste de noms.
Dans ce communiqué de presse, on rapporte un seul résultat, soit le pourcentage de 94%, même si ce dernier ne se trouve pas dans le rapport produit par Léger Marketing. Autrement dit, la Coalition noircit un portrait déjà peu reluisant en précisant mal l'exercice demandé, tout en omettant de présenter les résultats détaillés du sondage. Les journalistes ont tous repris ce 94%, sans détailler les résultats et sans préciser qu’un choix de réponse – « Je ne sais » – est offert.
Globalement, le communiqué ne contient aucune information au sujet 1) du choix de la question – pourquoi poser une question portant sur Chauveau à la vieille de Noël? 2) des résultats détaillés du sondage 3) du choix de réponses offert aux gens – répondez ou cochez « Je ne sais pas ».
L'origine de la question s’explique probablement par l’objectif du sondage, qui vise à révéler (uniquement) les lacunes liées à l’enseignement de l’histoire. Il pourrait aussi s’agir du lien qui unit Chauveau à la Société Saint-Jean Baptiste (voir paragraphe suivant). Pour ce qui est des résultats détaillés, il faut décortiquer ce 94%. Un choix de réponses est offert aux gens, qui peuvent répondre à la question ou cocher la case « Je ne sais pas ». L’inclusion d’un tel choix de réponse augmente le nombre d’abstentions parce qu’il diminue les tentatives de réponses. Ainsi, la majorité des gens choisissent « Je ne sais pas »; 34% fournissent une réponse; parmi ces réponses, Chauveau est le plus populaire (6%).
Qui a été le tout premier Premier ministre de l’histoire du Québec? Le rédacteur du communiqué répond à cette question par l'entremise de plusieurs détails factuels incomplets ou erronés. D’après le communiqué, Chauveau occupe le poste de député pendant une trentaine d’années alors qu’il s'agit de 17 ans (de 1844 à 1855 puis de 1867 à 1873). Par ailleurs, on décrit Chauveau comme étant le fondateur de la Société Saint-Jean Baptiste de Québec, alors qu’il en est le cofondateur. Cette erreur en apparence bénigne surprend puisque la Société Saint-Jean Baptiste subventionne le sondage.
Enfin, on écrit que Chauveau est le « premier titulaire du ministère de l’Éducation ». Il était plutôt ministre de l’Instruction publique. Encore là, ce détail anodin n’est pourtant pas repris par le journaliste qui rapporte le sondage pour le journal Rue Frontenac. Ce journaliste écrit à propos du premier gouvernement du Québec : « Chauveau, toujours autant attaché à l’importance de l’éducation, s’est gardé le titre de ministre de l’Instruction publique. » D’un autre côté, La Presse canadienne recopie la majeure partie des erreurs rapportées.
Interprétations des résultats. Les résultats du sondage s’expliquent de plusieurs manières. D’abord, au moins trois personnes jugent difficile la question posée par la Coalition. Un membre de la Coalition, Gilles Laporte, fait allusion à une « question piège » dans un document connexe au sondage. Pour sa part, Lisa-Marie Gervais, journaliste spécialiste en éducation du Devoir, utilise le terme de « question colle ». Dans un autre article du Devoir, Antoine Robitaille note à propos de la question : « Aucun choix de réponse n'était suggéré aux 1021 répondants de 18 ans et plus joints par la firme, ce qui rendait la question d'autant plus difficile, admet Robert Comeau, porte-parole de la Coalition, qui soutient que, malgré tout, on doit y voir un signe de plus du “piètre enseignement de l'histoire politique au Québec.” »
Également à considérer, le mode de passation du sondage – Internet – ainsi que la consigne qui accompagne la question influence le résultat. Selon cette consigne, les gens ne peuvent recevoir d’aide extérieure (ex. Google, livre, conjoint) pour répondre à la question. À ce sujet, la responsable de Léger Marketing écrit : « Bien que cela était précisé dans la consigne, on ne peut savoir assurément si les gens interrogés ont bien répondu spontanément, sans recours à des sources d’information externes. »
En effet, il est difficile de circonscrire l’effet Google. Néanmoins, à partir du doute exprimé par la responsable de Léger Marketing, le rédacteur du communiqué de presse stipule que : « [l]e taux de connaissance réel du premier Premier ministre du Québec [6% de l’échantillon] pourrait donc être encore plus faible. » Selon cette logique, l’effet Google influence possiblement les réponses. Aussi, selon cette logique, « connaître réellement » Chauveau équivaut à la capacité de mémoriser son nom.
Les gens peuvent facilement contourner ce genre d’exercice de mémorisation en utilisant Google ou leur téléphone intelligent. D’ailleurs, dans un document connexe au communiqué de presse, Gilles Laporte note à propos de Google que « le célèbre moteur de recherche semble devenu la légitime extension de nos mémoires historiques défaillantes ». Ainsi, un sondage via Internet (et non par téléphone) est un moyen discutable pour évaluer la capacité de mémoriser le nom de Chauveau.
Porte-parole de la Coalition, Robert Comeau explique les résultats du sondage par le « piètre » état de l’enseignement de l’histoire au Québec. Ainsi, l’école québécoise est incapable de transmettre aux élèves le nom du premier Premier ministre du Québec. Selon l’argumentaire de la Coalition : « Ce sondage vient confirmer les différentes études faisant état du piètre enseignement de l’histoire au Québec comme celle des chercheurs Gilles Laporte et Myriam D’Arcy, Je ne me souviens plus, parue à l’automne dernier pour le compte de la Fondation Lionel-Groulx, qui déplorait l’absence (quasi) totale des cours d’histoire du Québec au niveau collégial. » Sur son site web, la Coalition affirme avoir « pris part à la publication » du rapport produit par D’Arcy et Laporte, publié en novembre 2010.
L’interprétation de ce sondage par Comeau laisse de côté le fait que les gens se renseignent sur l’histoire à l’extérieur des murs de l’école. De plus, au niveau méthodologique, l’interprétation de Comeau nécessiterait l’appui d’une corrélation entre la réponse à deux questions portant sur 1) l’enseignement de l’histoire reçu 2) la mémorisation du nom de Chauveau. Ainsi, il serait possible d’affirmer que recevoir un « piètre » enseignement de l’histoire est corréler à l’incapacité de nommer Chauveau. Or, le sondage contenait une seule question.
Aussi, il faut rappeler que la (quasi-)majorité de l’échantillon n’ont pu fournir spontanément le nom du premier Premier ministre du Québec. Presque tous les gens âgés de 18 à 65 ans et plus échouent ce test de mémorisation. Dès lors, suivant le raisonnement de Comeau, il faudrait conclure que l’enseignement de l’histoire du Québec est déficient depuis au moins 65 ans.
Enfin, l’interprétation fournie par Comeau se nuance par l'apport du témoignage de l’historien Jacques Lacoursière, au sujet de l’enseignement de l’histoire dispensé à sa génération. Dans le documentaire Trou de mémoire diffusé en 1995 à Radio-Canada, Lacoursière, lui qui est né en 1932, témoigne : « À la petite école, on développait ce qu'on appelait le “Chimpanzéisme intellectuel”. On développait des automatismes. Par exemple : 1534 ... Répondez! » Ainsi, cette génération de Québécois devrait être la plus apte à se remémorer Chauveau spontanément. Plutôt, peu importe leur âge, la majorité des Québécois interrogés par le sondage réalisé en 2010 partagent un « trou de mémoire ».
Rôle des journalistes. La couverture médiatique accordée à ce genre de sondage explique en partie leur existence. Ils servent à publiciser un message. Quatre journalistes relaient le sondage en relayant le communiqué de presse ou les propos des membres de la Coalition. Cette dernière peut ainsi passer son message et « sensibiliser le public ». À cet effet, les deux articles parus dans le journal Le Devoir, respectivement le 1er mars 2010 et le 13 juin 2011, relaient voire amplifient ce message : l’ignorance de Chauveau est un signe du « piètre enseignement de l’histoire ».
Dans le premier de ces articles, Antoine Robitaille écrit que la Coalition a « mis au jour » une « ignorance collective ». Robitaille dispose d’un document exclusif produit par un membre de la Coalition, Gilles Laporte. Le journaliste accorde deux paragraphes (sur trois) aux propos de Laporte. Robitaille écrit : « Gilles Laporte, fait remarquer dans un texte obtenu par Le Devoir que plusieurs Québécois peuvent sans difficulté nommer le premier président des États-Unis — Washington — et le premier premier ministre canadien, John Macdonald. » Laporte donne à penser que le problème se situe spécifiquement par rapport à l'histoire du Québec. Pourtant, un sondage pancanadien commandé en 2008 par l’Institut du Dominion illustre que le quart de l’échantillon d'adultes québécois peut identifier Washington ou Macdonald. Parmi les 1024 Canadiens interrogés à ce sujet, les Québécois sont les moins performants.
Dans son article de trois paragraphes, Robitaille expose uniquement le point de vue exprimé par deux coalisés, Comeau et Laporte, sans contrepartie. Il s’agit plutôt de publiciser le message de la Coalition. À cet effet, dans la version électronique de l’article, les mots « Coalition pour l’histoire » sont écrits en bleu. En cliquant sur ces mots, on redirige l'internaute vers la page d’accueil du site Coalitionhistoire.org. Cette pratique publicitaire est inhabituelle dans la section Actualité du Devoir, qui redirige habituellement les internautes vers des documents précis. En sommes, l'article écrit par Robitaille revêt davantage de la publicité et ce faisant, le journaliste rapporte des faits critiquables sans remettre en contexte ce qu'il appelle une « ignorance collective ».
Depuis 1997, les résultats de plusieurs sondages commandés par l’Institut du Dominion illustre la méconnaissance des Canadiens envers le nom du premier Premier ministre du Canada. Ces sondages utilisent le même type de question que celle posée par la Coalition. Ni la Coalition ni les journalistes ne font allusion à ces sondages pourtant rediffusés par des milliers d’articles de journaux. D’ailleurs, avant-hier (le 10 janvier 2014), à partir d’un sondage commandé par Historica Canada (anciennement nommé l’Institut du Dominion), Sun News rapporte la nouvelle suivante : « John A. Macdonald: 1 in 4 don't know that guy from the $10 bill ». Historica Canada se sert de ses sondages afin de promouvoir les Minutes du patrimoine hébergées sur son site web; notamment celle consacrée à Sir John A. Macdonald.
Le message de la Coalition sert aussi à la promotion d’un type particulier d’enseignement de l’histoire, aux antipodes de la réforme instituée en 2008. À ce sujet, la conclusion de l’article écrit par Robitaille publicise le message de la Coalition, cette fois porté par Gilles Laporte : « plusieurs études ont récemment démontré que le nouveau programme d'Histoire et d'éducation à la citoyenneté, adopté dans la foulée de l'approche par compétences et du Renouveau pédagogique, présentait de graves carences en ce qui a trait à la transmission de connaissances de base sur l'histoire de notre démocratie ».
Ce message est repris une fois de plus dans Le Devoir du 13 juin 2011. Dans un article intitulé « Cancres en histoire, les élèves du secondaire? », la journaliste Lisa-Marie Gervais commente le sondage portant sur Chauveau : « la question colle n'était pas accompagnée de choix de réponses, mais “l'ignorance collective” sur ces notions élémentaires a été décriée par le porte-parole de la Coalition, Robert Comeau, qui s'inquiète des connaissances générales acquises par les étudiants sur l'histoire du Québec. » Après avoir reproduit l’interprétation donnée par Comeau et la locution créée par Robitaille, la journaliste amorce son article ainsi : « Le système québécois d'éducation contribue-t-il à former des cancres? » Par contraste à Robitaille, Gervais prend le soin de citer une contrepartie au message de la Coalition, le didacticien Mathieu Bouhon : « ceux qui remettent en question le programme d'histoire se trompent de combat ».
Message influent. Le message de la Coalition est partial, mais influent, surtout auprès du gouvernement du Parti Québécois (2012-2014). En voici un exemple.
En conférence de presse le 3 septembre 2013, deux ministres du gouvernement du Parti Québécois annoncent les étapes de leur réforme scolaire. Pierre Duchesne, ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, propose l’imposition d’un cours obligatoire d’histoire du Québec à tous les cégépiens. Il justifie son projet ainsi : « Les carences quant aux connaissances sur le Québec et son histoire sont criantes, plusieurs le remarquent. ». Ainsi, Duchesne calque son propos sur la conclusion d’un rapport produit par Gilles Laporte et Myriam D'Arcy. Dans le rapport Laporte-D’Arcy, les auteurs soulignent que : « [l]es carences au niveau des connaissances sur l’histoire du Québec, sa géographie, sa sociographie, ses institutions, sont criantes parmi les élèves de cégep. ». Laporte, D’Arcy et Duchesne partagent les trois « C » : les mots « Carences-Criantes-Connaissances ».
Le présent gouvernement libéral continue la réforme proposée par le Parti Québécois pour l’enseignement de l’histoire au secondaire, mais sans réaliser la réforme portant sur le cégep. On peut donc penser que d’autres « questions pièges » sont en préparation pour évaluer l’ « ignorance collective » des Québécois et tout particulièrement, chez les cégépiens.